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    Les minutes s'égrainent lentement. La diablerie est solidement ligotée à l'aide d'une ceinture et d'une écharpe. Elle semble enfin avoir renoncé à toute agression. Elland ne peut s'empêcher de tourner autour d'elle en souriant, mauvais :

    - Ah tu fais moins la maligne, maintenant, hein ?

    Il se dirige vers une bassine d'eau, et nettoie rapidement le sang qui macule son visage, sans pour autant quitter le danger des yeux. Puis, toujours méfiant, il attrape son ennemie sans douceur, et la dépose sur le petit bureau. Et patiemment, minutieusement, entreprend d'arracher l'écusson doré à grand renfort de clou rouillé. Son imagination lui fait entendre les cris d'agonie de l'ombrelle, mais il se contente de sourire, satisfait de cette vengeance mesquine. Surtout qu'il pourrait bien en tirer un bon prix, si c'est vraiment de l'or. Nimbé par les rayons du soleil couchant, il examine l'objet, avant de le glisser dans sa poche. Alors il la récupère, se faufile par la lucarne, et s'installe sur le faîte du toit pour assister à la renaissance de son amie. C'est un spectacle dont il ne se lasse pas, malgré les années.
    Elle aussi est heureuse de le revoir, visiblement, car son premier geste est de voler vers lui, et de poser sa tête contre son épaule. Elland sourit, rassuré par sa présence. D'un coup de langue, elle nettoie son arcade sourcilière qui a souffert pendant le combat. Elland n'esquisse pas un mouvement, il sait que sa salive est cicatrisante. Sans plus attendre, il lui dit :

    - Tu m'as terriblement manqué aujourd'hui. Si tu avais été là, je n'aurais sans doute pas pris cette fichue babiole !

    La gargouille lui lance un regard interrogateur, auquel il s'empresse de répondre en relatant les évènements de l'après-midi, bien qu'il se garde soigneusement d'insister sur sa propre peur.

    - Et voilà, maintenant, elle est hors d'état de nuire. Mais que dois-je en faire ? Si je la remets en liberté, elle va récidiver, j'en suis persuadé. Et qui sait si elle ne s'attaquera pas à un enfant, ou à une jeune femme ?

    Echidna lui lance un regard railleur, puis, du museau, pousse l'ombrelle qui roule sur les tuiles jusqu'au chéneau.

    - Ou alors, il faudra la faire brûler. Mais ça ne sera pas discret... Or, je ne dois surtout pas attirer l'attention.

    La masse de pierre hausse les épaules. Elland peste à mi-voix. Et dire qu'il avait espéré qu'elle lui soit d'une aide quelconque ! C'est alors qu'elle attrape l'ombrelle entre ses crocs puissants, la mastique puis l'avale tout rond.
    Il en reste muet de stupéfaction. Puis, après quelques minutes, il secoue doucement la tête et gromelle :


    - Effectivement, vu comme ça...

    Il se lève, la rejoint, et sort l'écusson de sa poche.

    - Dis, tu crois que c'est dangereux de garder ça ? Parce que tu comprends, je pourrais en tirer un bon prix et …

    Il s'interrompt soudain en voyant sa fidèle amie approcher le museau de l'objet. Elle ne va quand même pas le manger ? Mais non, elle se contente de pousser sa main en direction de sa poche, ses prunelles reflétant une bienveillance sereine. Elle lui fait alors signe de monter sur son dos. Il n'hésite pas un instant tant il a besoin de se changer les esprits.

    A peine installé sur son dos massif, il se cramponne autour de son cou, habitué aux départs brusques et puissants. Mais elle semble avoir perçu son trouble, et vole lentement, sans chercher à lui faire peur. Il savoure enfin la soirée. La menace est éradiquée, Echidna est avec lui et Rivemorte somnole, vulnérable à leur cupidité.


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    Rivemorte, Chap.4

     

     

    - Sorcellerie!

    Elland recule d'un bond, nerveux, et fixe intensément l'ombrelle, la mettant au défi de bouger à nouveau. Mais, sournoise, cette dernière feint l'immobilité. Il jure entre ses dents, pourtant persuadé qu'elle a bien bougé, et que ce n'est pas uniquement l'effet de son imagination. Prenant son courage à deux mains, il s'approche lentement de la chose, méfiant, et du bout du doigt, la pousse légèrement. Rien. En proie à une réflexion intense, il se passe une main nerveuse dans les cheveux, sans la quitter du regard.
    Une solution. Il faut qu'il trouve une solution. Il grommelle entre ses dents, se maudissant d'avoir céder à un vil instinct, et d'avoir ramener cette diablerie dans son antre. Dans un sursaut d'orgueil, il se redresse et bombe le torse. Non mais ! Il ne va quand même pas se laisser intimider par un vulgaire bibelot pour femme, si ? Il est Elland, l'insaisissable voleur ! D'un geste ferme et assuré, il s'empare d'elle et la pose tout près de la porte, dans l'angle de la pièce. Et va s'installer à l'autre bout, sur son lit. Grignotant pensivement un morceau de pain, il cogite dur. Et sous ses yeux ébahis, il observe l'ombrelle glisser en direction de la porte, l'air de rien.


    - Où crois-tu aller ?

    Aussitôt, elle se fige et prend un air dégagé. Elland grogne avant de poursuivre :

    - On ne me la fait pas à moi. Je t'ai vue. Ainsi donc, ce n'est pas ton propriétaire qui t'as mise au milieu de la porte. Tu y es allée toute seule, comme une grande. Un acte héroïque.

    Cette fois-ci, il discerne très nettement sa fierté alors qu'elle se dresse bien droite. Il plisse les yeux, agacé.

    - Stupide babiole ! T'as échoué. Et tu es entre mes mains désormais. Crois-tu réellement que je vais laisser ton geste impuni ? Tu vas souffrir. Longtemps. Très longtemps.

    Enhardi par son propre discours, il se lève, bien déterminé à mettre ses menaces à exécution, et s'en approche sans trembler. Mais la garce lui plante son bout pointu dans le tibia, le faisant glapir de douleur. S'en suit une série de jurons qui feraient pâlir un charretier, alors qu'il se recule prudemment jusqu'au lit. Une fois à l'abri, il profère :

    - Tu ne perds rien pour attendre. La vengeance est un plat qui se mange froid. Tu verras, à la nuit tombée.

    Mais elle garde son air triomphant, visiblement insensible à la menace, le faisant rager de plus belle.

    La longue attente commence alors. Ils se regardent en chien de faïence. Seul le brouhaha de la ville rompt parfois le silence de la chambre. Le ciel s'assombrit peu à peu, lentement, bien trop lentement. Elland n'en peut plus de cette attente insupportable, d'autant plus que cette maudite babiole le nargue en bougeant de droite et de gauche.
    Il compte sur Echidna, bien sûr, pour qu'elle lui dise que faire, comment s'y prendre pour neutraliser cette menace. Elle connaîtra la solution, elle. Surtout qu'elle s'y connait en trucs qui sortent de l'ordinaire. Mais soudain, il lui semble entendre son rire guttural, nettement moqueur. Lui, avoir peur d'une ombrelle. Elle pourrait peut-être même le raconter aux autres gargouilles. La honte s'abattrait sur lui, et il serait marqué à jamais par le sceau de l'infâmie.

    Alors, faisant mine d'étudier les poutres du plafond, il s'approche discrètement de l'ombrelle, comme si de rien n'était. Et lorsqu'il n'est plus qu'à quelques pas, il se jette sur elle, les pieds en avant. S'en suit une lutte effroyable, ponctuée de cris de douleur et de gémissements de tissu, dans un nuage de poussière.

    Quand le calme revient dans la petite chambre, Elland est hirsute, un côté du visage en sang, et tient fermement, des deux mains, l'ombrelle d'apparence si inoffensive.


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    Le brouhaha du marché semble s'être tu, et seule reste l'odeur prenante des ordures qui jonchent la ruelle. Elle ! Gardant une bonne distance de sécurité, il examine attentivement le moindre de ses détails. Pas de doute, c'est Elle. Certes, elle est sur un tas d'ordure. Oui, c'est vrai, elle a l'air plutôt mal en point. Du bout du pied, il la tapote, mais elle reste inerte. Son tissu noir est déchiré, ses baleines tordues dans un angle improbable, mais c'est bien cette satanée garce qui a failli lui coûter sa tête ! L'écusson doré, gravé sur le manche, en est la preuve ultime. L'ombrelle maudite ! A nouveau, il s'assure d'un coup d'œil autour de lui s'il est bien toujours seul dans la ruelle. Et il se surprend à lever les yeux vers les toits, espérant une silhouette familière qui, d'un signe de la tête, l'inciterait à prendre cet objet, ou à le laisser sur place. Mais Echidna n'est pas là.

    Un nouveau regard torve en direction de l'instrument de perdition. Comment est-ce qu'elle s'est retrouvée là ? Son précédent propriétaire l'aurait jeté ? Mais pourquoi si loin de chez lui ? Intrigué, Elland se baisse, et attrape le manche entre deux doigts, la portant bras tendus, comme un objet contaminé par quelque terrible maladie contagieuse. Il a bien envie de la ramener chez lui, et lui arracher chaque morceau de tissu, un par un, lentement, sadiquement. De tordre encore les baleines, indéfiniment. De taper sans répit sur cet écusson doré qui le nargue. Pour la punir d'avoir alerté les gardes. Pour lui apprendre à se ficher dans les embrasures des portes quand sa place est normalement sur un porte-manteau.
    Il hésite un instant, immobile au milieu de la ruelle déserte et silencieuse. Ce comportement est puéril. D'abord, parce que c'est une simple ombrelle. Un banal objet qui ne peut pas ressentir la douleur, et qui ne pourrait certainement pas se placer sournoisement en plein milieu de son chemin juste pour lui empoisonner l'existence. Et puis, il ne s'est pas fait prendre, c'est l'essentiel, non ?

    Il prend une grande inspiration, scrute à nouveau les alentours, et esquisse un sourire proprement effrayant alors qu'il se remet en marche, l'ombrelle toujours en main. Dans un murmure sinistre, il profère :

    - Tu vas le regretter.

    Il s'attarde quelques instants dans la ruelle suivante, pour déloger d'une planche pourrissante quelques clous rouillés, puis s'engouffre à nouveau dans l'effervescence du marché, l'ombrelle plaquée contre lui, aussi discrètement que possible. Il s'arrête pour acheter du pain et quelques fruits grâce à la générosité de son donneur du jour, puis regagne rapidement l'abri de son repaire, perché sur les toits. Sa logeuse ne l'a jamais vu entrer par la porte principale, ni emprunter les escaliers. En réalité, il a posé quelques pièges au dernier étage, ainsi qu'à la porte. Depuis, le moyen le plus sûr pour accéder à sa tanière, c'est la voie extérieure.
    Encombré, il met un peu plus de temps pour grimper les quatre étages de l'immeuble voisin. Il ne jette qu'un rapide coup d'œil à Echidna : elle ne bougera pas avant plusieurs heures. Il se faufile par la lucarne, déblaye rapidement le petit bureau des babioles qui s'entassent, et y dépose l'ombrelle, tel un cadavre tout juste refroidi chez un croque-mort. Le pain et les fruits trouvent place sur la couverture de son lit. Les clous rouillés en main, il s'approche inexorablement de sa proie, bien décidé à lui faire payer l'affront au prix fort. L'écart se réduit, et bientôt la pointe meurtrière frôle le délicat tissu déjà si fragilisé. C'est alors que l'impossible se produit. L'ombrelle esquive l'attaque.

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  • Rivemorte, Chap.2

      
    Le soleil a déjà franchi son zénith lorsqu'il se décide enfin à sortir de sa tanière. Il s'est fait discret les deux derniers jours, suite au fiasco de sa dernière escapade. D'ailleurs, cette maudite ombrelle le poursuit toujours dans ses cauchemars. Mais que diable faisait-elle dans l'embrasure de la porte ? Qui est assez stupide pour poser des pièges aussi dangereux pour un voleur potentiel que pour sa propre famille ?

    D'un grognement agacé, il se faufile par la lucarne et s'étire dans les rayons du soleil. Le temps est doux pour le printemps, et il s'est contenté d'une chemise grise, agrémentée d'un nombre incalculable de poches, et d'un fin pantalon en laine noire. Respirant profondément l'air frais, il observe la ville qui s'étale sous ses yeux. Sa chambre, située au dernier étage du plus haut immeuble des bas-quartiers, donne directement sur les tuiles de l'immeuble voisin. Et personne ne peut le voir quand il paresse sur le toit, à moins de se tordre le cou.
    Plus loin, il y a les beaux quartiers, ceux où s'aventurer seul la nuit ne révèle pas un tempérament suicidaire. Ceux où les ivrognes sont emmenés directement en geôles, au lieu de décuver tranquille sur le pas d'une quelconque porte. Plus loin encore, le Palais Royal : splendide et majestueux. Et se dressant fièrement, plus haute que le plus grand édifice, plus belle que le Palais même, la Grand Tour Celestis, dont l'utilité exacte est plus secrète que l'âge de la Reine.

    D'un pas souple, il se dirige jusque vers la statue qui orne l'angle du bâtiment. Une gargouille, figée pour l'éternité dans une attitude grimaçante de douleur et de colère mêlées. Un nouveau grognement sourd jaillit de la poitrine d'Elland, alors qu'il s'approche doucement de la masse de pierre et qu'il pose une main douce sur son échine. Il déteste lire cette expression sur le visage pétrifié. Il aime tant la voir moqueuse, railleuse, complice. Pour les badauds, elle n'est qu'une gargouille figée dans l'éternité. Pour lui, elle est sa compagne la plus fidèle, la plus fiable. Et tous les jours, dès le lever du soleil jusqu'à ce qu'il aille enfin se coucher, Echidna redevient un bloc de pierre.


    - A tout à l'heure ma belle.

    Il se détourne d'elle, non sans regrets. Mais depuis le temps, il a bien compris que ses vociférations et ses suppliques n'y font rien. De pierre elle est, de pierre elle reste tant que le jour est là.
    Souplement, les gestes parfaitement maîtrisés à force d'habitude, il s'aide des pierres saillantes de la façade pour regagner la ruelle. C'est jour de marché aujourd'hui, il peut entendre les cris des chalands, la rumeur des mégères qui échangent les derniers ragots, les exclamations des gardes de la ville.

    Un léger sourire aux lèvres, il s'y dirige, heureux de s'immerger dans cette foule et de disparaître aux yeux des hommes. Elland se faufile sans mal entre les étals et les passants, évitant la plupart du temps les collisions,devenu une ombre insignifiante et se fraye un chemin jusqu'à l'autre bout du marché. Au passage, rite immuable, il sourit, charmeur, à la jeune drapière qui tient son étal. Et comme d'habitude, la jeune femme baisse la tête, laissant ses longs cheveux blonds couvrir son visage rougissant.

    C'est presque guilleret qu'il arrive enfin à l'Hermine Affamée, son second repaire. Une taverne sans prétention, pas vraiment propre mais la nourriture est bonne et peu chère. Et surtout, les clients ne sont pas curieux. Le tenacier, Alwin, est un homme sec et nerveux, qui le salue d'un simple geste de la tête. Elland va s'asseoir confortablement près d'une fenêtre. De là, il peut observer le va-et-vient des villageois, qui ont parcouru tant de chemin pour s'approvisionner en vêtements, outils, tissus et condiments. Un sourire indulgent flotte sur ses lèvres lorsqu'il regarde un jeune couple, se tenant par la main, faire les emplettes pour leur nid d'amour. Alwin vient déposer devant le voleur le plat du jour, un sombre ragoût aux allures peu engageantes, et une belle chope de bière. D'un geste nonchalant, ce dernier sort sa bourse et paie, puis en profite pour compter ce qu'elle renferme. A dire vrai, cette bourse n'est sienne que depuis qu'il a traversé le marché. Et il a bien gagné sa journée !
    Avec un sourire plus large encore, il s'attaque à la nourriture, bien meilleure qu'elle en a l'air, le regard toujours fixé sur le marché. Les commerçants, les bourgeois, les mères de familles et les filles de joie, qui dansent un ballet intemporel pour son plus grand plaisir.

    Son écuelle terminée, sa chope éclusée, il se lève, salue le tavernier et repart, le ventre plein. C'est la seule chose qui peut le faire sortir de chez lui. Avec l'excitation du vol, bien sûr. Il bifurque dans la première ruelle, histoire de ''renseigner'' un badaud qui se serait perdu, quand il La voit. C'est Elle, ça ne fait aucun doute. Les yeux plissés, il regarde à droite et à gauche, pour s'assurer que personne ne l'observe. Et discrètement, silencieusement, il s'approche d'Elle, méfiant.

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  • Ma meilleure amie ayant beaucoup aimé l'un de mes textes, elle m'a conseillé d'en faire une suite. J'ai pris le temps d'y réfléchir, de voir ce que je pourrais en faire, et j'ai fini par me décider. Je remets ici la première partie, issue d'un duel à la plume, afin de se remettre dans le contexte.

     

    Les jappements hargneux des chiens percent violemment la nuit. Aussitôt les cris de leurs maitres, les gardes de la ville, viennent compléter le vacarme nocturne. Puis ce sont les volets qui claquent contre les murs, actionnés par quelques habitants curieux, qui achèvent de rompre le calme. Et au milieu, à peine perceptible, le halètement rauque d'Elland, qui court à perdre haleine, comme s'il avait une cohorte de démons à ses trousses. Ce qui est d'ailleurs le cas.

    L'introduction discrète chez l'une des plus riches marchands de la ville s'est parfaitement déroulée. Trouver et forcer son coffre fort, aucune anicroche. Glisser sans bruit l'argent et les bijoux dans les nombreuses poches secrètes dissimulées dans sa chemise épaisse, aucun soucis. Repartir tout aussi discrètement sans se faire repérer... problème.

    Étrangement, les gardes en charge de la sécurité des plus riches avaient plutôt mal pris sa petite visite. Et ils avaient lâché leurs molosses, s'élançant à leur suite, afin de rattraper l'intrus, et de lui faire passer toute envie de revenir, définitivement si possible. Alors si Elland court avec tant de vigueur, ce n'est pas uniquement pour entretenir sa forme. Tout ça à cause d'une malheureuse ombrelle qui trainait dans l'embrasement d'une porte. Fichue babiole !

    Ses longs cheveux noirs fouettent son dos, comme un funeste présage de ce qui l'attend s'ils le rattrapent. A moins que le mouchoir noué autour du bas de son visage les empêche de le reconnaître. Mais pour ça, il faudrait qu'ils échouent toute capture. Elland s'enfonce dans les ruelles sombres, guidé par son instinct. Droite, gauche, droite, droite, gauche, droite. Les molosses sont toujours derrière lui, il les entend, il les sent, même s'il gagne peu à peu du terrain. Il est en train de se perdre dans le dédale, toujours plus sombre, toujours plus glauque, de la vieille ville.

    Et soudain, plus de détritus au sol, ni d'odeur putride. Un vaste patio s'ouvre devant lui, au jardin impeccablement tenu, éclairé par une myriade de torches accrochées contre les piliers des arcades qui l'entourent. Tout n'est que sérénité en ce lieu. Les yeux fièvreux, Elland s'immobilise, gêné de surgir ainsi, et de souiller le patio de sa présence. Où est-il ? Chez quel noble personne se trouve-t-il ? Mais le souvenir des chiens, bien trop présent dans sa mémoire, le fait à nouveau s'avancer et renoncer à toute curiosité. Il ne les entend plus, mais il sait bien qu'ils sont sur sa piste, et que ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils n'apparaissent ici. Silencieux comme la mort, il marche lentement jusqu'au centre du jardin. Une mare se discerne dans l'obscurité, et le chant des grenouilles berce la nuit. Tout autour, d'imposantes silhouettes se massent, comme pour protéger les lieux, perchées sur des blocs de pierre. Des gargouilles ! Elland s'approche, et soupire de soulagement. Au milieu des corps trapus, à l'épaisse peau graniteuse, il a reconnu Echidna. Elle est venue !! D'un pas étonnamment léger, elle rompt le rang, saute de son perchoir et s'approche de lui, avant de glisser sa tête massive contre sa main.

    - Echidna ! Je savais que je pouvais compter sur toi. Nous devons fuir, au plus vite !

    Aussitôt, la gargouille se positionne, et il monte sur son dos d'un geste souple. Sans plus attendre, elle déploie ses ailes, et d'une puissante poussée sur ses pattes postérieures, prend son envol. A l'instant même où les chiens des gardes entrent dans le patio. Elland prend rapidement de l'altitude, presque à la verticale, avant de survoler les toits. Les jappements s'éloignent, et les cris des gardes prennent de l'ampleur. Malgré lui, il enfonce ses ongles dans la peau rugueuse d'Echidna, contre-coup de la peur. Et oui, malgré les années de pratique, il a toujours un peu le vertige. Juste un peu. Dans un grognement sourd, la gargouille lui ordonne de se calmer. Alors il tente de profiter de la vision des toits faiblement éclairés par la lune, et de savourer sa chère liberté intacte. Mais c'est sans compter sa facétieuse monture. Les ailes déployées, Echidna se laisse porter par les courants d'air froid, rasant parfois les toits ou les plus hauts bâtiments, s'amusant visiblement des gémissements de son passager.

    Elle plonge soudainement, droit sur une terrasse, avant de se redresser d'un puissant mouvement d'ailes, laissant Elland le coeur au bord des lèvres. Ce qui pourrait être interprété comme un ricanement guttural se fait entendre, et la gargouille continue de plus belle à slalomer entre les obstacles, lui faisant même frôler du pied le calendrier solaire de la Grand Tour Celestis. Et lorsqu'elle se pose enfin sur un toit en pente légère, le voleur n'y tient plus, et répand le contenu de son estomac sur les tuiles d'ardoise. Echidna le toise, moqueuse, avant de lui tourner ostensiblement le dos.
    Pâle comme un linge, Elland murmure :


    - Oui, je sais. Tu détestes quand je me sers de toi pour m'enfuir. Mais je n'avais vraiment pas le choix, tu sais.

    Mais elle ne semble rien vouloir entendre, reprend son envol, pour aller se poser à l'angle du bâtiment et scrute la rue déserte. Maussade et humilié, il se glisse par la lucarne et saute souplement dans sa modeste chambre. Il éclaire une bougie, et dépose son butin sur la paillasse qui lui sert de lit.
    Maudites gargouilles ! Le secret de leur apprivoisement est  jalousement gardé par la guilde des voleurs et des assassins, car elles représentent un atout bien trop précieux pour le partager. Mais si elles peuvent se dissimuler à merveille dans la ville, et offrent un moyen de transport idéal, surtout en cas de fuite, elles s'avèrent être des compagnons pour le moins … compliqués à gérer. Moqueuses, facétieuses, caractérielles. Voilà comment il les qualifierait, s'il osait. Mais il ne sait que trop à quel point elles sont essentielles à leurs survies. Et puis, c'est sa plus fidèle compagne, celle qui ne le trahira jamais. Un mouvement à la lucarne interrompt ses pensées, et le calcul de sa nouvelle richesse. Echidna, venue se faire pardonner. Alors il caresse son museau, seule partie de son corps qui peu passer par l'ouverture, avant d'y poser un baiser.


    - Merci.


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    Kaelig, imposante carrure à la crinière dorée, se tient debout, immobile, dans le vestibule d'entrée de la superbe demeure. Son regard émeraude, usé, parcourt les mosaïques et les peintures qui ornent les murs, comme si ces décorations pouvaient l'aider...

    Si au moins elles pouvaient le distraire un instant de ce qui l'attend, ce serait toujours ça. Mais non, impossible d'ignorer la peur qui lui tord le ventre, les voix qui susurrent insidieusement les pires horreurs imaginables. Dans un cliquetis de chaîne, Kaelig croise les mains et essaie de prendre un air dégagé. Attendre. Malgré son envie de savoir, l'esclave redoute trop l'implacable existence qui sera sienne pour montrer la moindre impatience.

    Une vaste plaine, où l'herbe haute semble danser au gré du vent tant l'artiste est brillant. Des arbres qui tutoient les nuages, dressant majestueusement leurs troncs rugueux vers l'infini. La peinture murale est magnifique, et rappelle douloureusement à Kaelig sa campagne natale. Une vie paisible, bien que difficile, rythmée par le travail des champs. Et puis, l'envahisseur romain qui s'avance tellel une vague dévastatrice, ne laissant que des ruines dans son sillage. Une poignée d'hommes, armés de fourches tordues et de bâtons de bois. Face à des centaines de soldats de métier. Et la terre qui s'abreuve du sang de ses enfants. Kaelig hausse doucement les épaules. Les villageois n'avaient aucune chance. En moins d'une heure, leur village avait été brûlé, et les survivants avaient rejoint les rangs d'hommes et de femmes enchaînés qui suivaient l'armée. De retour à Rome, après un voyage de plusieurs semaines qui avait décimé les plus faibles, les barbares avaient été vendus comme esclaves. Les Celtes étaient prisés pour leur résistance à la tâche. Et il n'avait pas fallu longtemps pour que Kaelig soit vendu à un propriétaire terrien.

    Kaelig se détourne de la peinture, refusant de penser aux années qui avaient suivi. Mais on n'oublie pas la faim, les coups, l'épuisement et les humiliations si facilement. L'esclave inspire longuement, et tente de calmer les battements affolés de son coeur. Tout ça est fini. Son ancien maître, ruiné, avait dû revendre tous ses esclaves. Et le voilà possession d'un inconnu, déjà redouté. Un objet, un outil dont son maitre se servira a satiété, et qui sera revendu une fois inutile. La fraicheur de la pièce le fait frissonner, lui qui ne porte qu'une toge brune simple qui ceint ses reins. Son maitre, lui, sera richement vêtu d'une toge en lin blanc.

    Des sandales qui claquent sur le sol marbré le font se retourner dans ce cliquetis de chaînes détesté. Accompagné du marchand d'esclave, un grand brun s'avance.Son port altier, ses traits délicats, ses yeux bruns, rien n'échappe à l'observation minutieuse de Kaelig, qui se garde bien de croiser son regard, et, dans une attitude soumise, attend le verdict. Les années d'esclavage l'ont rendu docile : brisée, tout idée de révolte; oubliée, toute envie de liberté. La fatalité de cette vie s'est imposée à lui, à force de coups et de privations. Il n'y a eut qu'un seul Spartacus, et Kaelig n'en a pas l'étoffe.

    Le marchand est reparti, une bourse lourde entre les mains, sans que l'esclave s'en aperçoive. Maître Tiberius est resté, lui, et contemple Kaelig. Puis, d'un geste, l'invite à le suivre. Toujours ce bruit de chaînes. Toujours la peur intense. Arrivés dans l'atrium, le maitre s'immobilise, et s'assoit sur un banc de pierre. Kaelig reste figé, ignorant la conduite à tenir.

    - Assied-toi.

    Aussitôt l'esclave se laisse tomber à terre. Instinct de survie ? Besoin viscéral de ne plus souffrir ? Aucune importance, Kaelig obéit.

    - Comment était ton ancien maître ?

    L'esprit bouillonne, tourbillonne, cherchant vainement une réponse satisfaisante : critiquer révèlerait un mauvais penchant que le Maître pourrait ne pas apprécier, encenser montrerait une adhésion à la situation. Et la question pourrait très bien être un piège... Mais la voix du Maître, légère comme une brise d'été, poursuit déjà :

    - Ne te tracasse pas. J'ai vu les marques sur ton dos, inutile de me répondre. Regarde-moi.

    L'esclave relève la tête, mais se garde bien de croiser son regard, et fixe ses pommettes. Un léger toussotement suffit à le convaincre de lever encore les yeux, alors qu'une conscience aigüe de sa condition le force à étouffer tout espoir.


    - Ecoute-moi bien, Kaelig. Je ne te traiterais jamais comme lui. Tu n'es ni un objet, ni un outil. Tu es un homme. Les circonstances t'ont placé dans cette situation, et nous ne pouvons pas y remédier pour l'instant. Mais je te traiterais toujours avec les égards dûs à un homme.

    Kealig le dévisage, stupéfait, n'osant croire les paroles qu'il a entendu. Serait-ce possible ? Alors, lentement, un sourire se dessine sur son visage, et dans ses yeux brille un soulagement indicible. La sincérité dans le regard de Maitre Tibérius lui prouve que ce n'est pas un piège. L'étincelle d'espoir bridée s'embrase alors, pour devenir une fière lueur. Dans l'atrium, deux hommes esquissent les prémices d'une sincère amitié.


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    - Monsieur est servi.

    Je m’inclinai bien bas, et le morveux n’eut, à aucun moment, conscience de l’ironie acerbe du ton employé. C’était l’heure du goûter, et comme tous les jours, je lui apportais sur un plateau plusieurs bols de fraises Tadada, de rouleaux de réglisse, de Aimehénnemesse, de Cariboo, de reptiles en gelée, et toute sortes de friandises qui allaient lui pourrir les dents avant sa majorité. Après tout, il l’avait bien mérité.

    En fait, mes ennuis avaient commencé bien plus tôt. Après des siècles et des siècles de loyaux services, le sort, dans toute son ironie, m’avait enfermé dans un œuf jaune en plastique, de ceux entourés de chocolat en forme ovale. Et j’avais passé des mois, qui ressemblèrent à des années, à attendre que quelqu’un daigne ouvrir ce satané œuf, que je puisse exhausser les vœux, et aller me la couler douce sous le soleil des Tropiques. Parce qu’une lampe à huile, bien que démodée, est bien plus confortable qu’un œuf en plastique qui tient dans la main d’un mioche. Parole de Génie !

    Bon, évidemment, je m’attendais à tomber sur un enfant, même si certains adultes consomment ce genre de … choses. Mais je ne m’attendais à pas ce genre d’enfant ! Malin comme un singe, avec des grands yeux mouillés, plein de boucles dorées de partout, il avait souhaité, dans toute son innocence, que je pourvoie à ses désirs jusqu’à ce qu’il soit adulte. Et que je lui serve uniquement des sucreries en guise de repas. Un souhait est un souhait, quel qu’il soit, et je n’avais rien pu faire. Ah ça, pour sûr, ils s’étaient bien marré, dans la confrérie des génies, en apprenant le terrible sort qui m’était réservé. Des générations entières de génies qui se gaussaient de moi, à travers les articles dénigrants de la Géniale Gazette…

    Mais je tenais à présent ma revanche. Le mioche blêmit en voyant les friandises, et il me jeta un regard emprunt de supplications. J’esquissais un sourire compatissant, totalement factice. Deux mois qu’il ne mangeait plus que du sucre sous n’importe quelle forme, en alternance avec du chocolat. Il avait enflé comme un ballon de baudruche, et je n’attendais plus que le moment où il utiliserait son dernier souhait pour que toute cette comédie cesse. Il mangea, déglutit bruyamment, et s’aida d’un verre de lait pour terminer sa bouchée. Sans aucune honte, je me délectais du spectacle. Des quantités invraisemblables de sucreries qu’il ingurgitait, sans répit, car même si la simple vision de ces douceurs lui coupait l’appétit, il était pris à son propre piège : ce serait sa seule nourriture, et ce, à tous les repas.

    Je savais bien que tous les enfants aimaient les friandises, mais, dans ma grande sagesse, j’avais appris au fil des années que c’est la rareté qui rend les biens si précieux. Qu’une fraise Tadada de temps en temps était délicieuse, mais que tous les jours, elle en devenait écœurante. J’étais persuadé qu’il en venait même à regretter les légumes. S’il était heureux au début, il en vint à craindre mes venues, et ce jour-là, il poussa un soupir à fendre le cœur, avant de me demander :

    - Tu peux pas m’apporter autre chose ?
    - Non, mon petit, j’exhausse ton vœu…
    - J’en ai marre de manger des sucreries.
    - Alors utilise ton dernier vœu pour y remédier.


    Il n’hésita pas longtemps, et d’une voix docte, il me dit :

    - Mon souhait, c’est que tu arrêtes de me servir.

    Mon sourire se fit plus large, et je m’inclinai une ultime fois. Se féliciter d’avoir appris à un enfant qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, et que c’est dans la modération qu’on trouve le plaisir, n’était vraiment pas mon genre, mais je le fis quand même. Et je chaussais mes lunettes de soleil, car une fois les trois vœux formulés, je fus directement propulsé sur une plage de sable fin, pour des vacances bien méritées. Si seulement ça pouvait durer pour toujours …


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  • Les chiens

     

     

    Je m’allonge, de tout mon long, sur le carrelage glacé de cette pièce. Mais n’allez pas croire que je vais me reposer, ça non ! Je veille : mes yeux scrutent les pieds qui vont et qui viennent, mes oreilles se redressent au moindre bruit douteux, et mon flair est à l’affût de la moindre odeur suspecte.

    La plupart des deux-pattes m’ignorent, et c’est très bien ainsi. Sauf quand ils me marchent sur la queue, mais à ce moment là, un grondement sonore les rappelle à l’ordre, et je les vois détaler comme des lapins sauvages. Certains deux-pattes font attention, et s’écartent prudemment sur mon passage. Et d’autres s’accroupissent à ma hauteur, et leurs doigts se perdent dans mon pelage doré pour me caresser. Tant que ce n’est que ça, je ne dis rien. Mais s’ils se mettent à déverser leurs niaiseries habituelles, et à me parler comme à un bébé deux-pattes, je relève la tête vers eux, et je leur souffle au visage. Ces imbéciles au nez délicat se reculent alors.

    La deux-pattes derrière le comptoir fait signe à mon Maitre de s’approcher. Pas bien maligne, la bougresse. Je me redresse en soufflant, et je ne me prive pas de lui lancer un regard qui en dit long sur le fond de ma pensée. Et d’un léger coup de truffe sur la main de mon Maitre, je lui indique qu’Il est attendu. Il déploie ses doigts, et vient me caresser derrière les oreilles. Mes yeux se mettent à briller, car j’aime particulièrement quand Il me remercie de la sorte.


    Je regarde à droite et à gauche, et j’avance lentement, vérifiant qu’Il me suit bien. Je ne m’arrête que devant la deux-pattes, et je lui jette un nouveau regard de reproche, qu’elle ignore superbement. Ils discutent longuement entre eux, et je perçois dans la voix de la femelle qu’elle change de comportement, qu’elle se radoucit. Pourtant, je reste vigilant, et je surveille tous les deux-pattes qui pourraient trop s’approcher de mon Maitre.

    Enfin, leur conversation se termine, et je Le guide lentement jusqu’à la sortie. Un mâle me jette un regard peu amical, comme s’il se demandait ce que je faisais dans ce lieu sacré où mes semblables n’ont pas le droit de poser une patte. Mais il comprend bien vite, et s’empresse de s’éloigner.

    Nous voici enfin à l’air libre, mais je n’ai pas le loisir de profiter des nombreuses odeurs qui feraient frémir les truffes de mes congénères. Le danger est bien plus important dehors. Je surveille tout ce qu’il se passe, les voitures, les trottoirs, les deux- pattes, et je Le guide jusqu’à la boulangerie. J’aime bien, la deux-pattes qui s’agite derrière les vitrines, elle est gentille. Elle me donne même des croissants, parfois, s’Il l’autorise. Elle Le connait maintenant, et elle sait toujours ce qu’il veut. Je crois qu’Il l’aime bien, mais Il est persuadé qu’elle n’a que de la pitié pour Lui. Alors que moi, je sens parfaitement l’odeur que la femelle dégage : ses hormones la trahissent. Mais Il ne comprend pas les signaux que je lui envoie. Je ne perds pas espoir, pour autant, et je L’emmène toujours au même endroit, rien que pour qu’Il entende sa douce voix.

    Je traine un peu la patte devant la boucherie, mais Il me dit gentiment qu’on n’y va pas aujourd’hui. Je soupire, et poursuit ma route. Nous voilà arrivés à la tanière. La voisine est en train de sortir un de mes semblables, une minuscule petite chose qui ressemblerait presque à un rat. Je l’ignore. Il n’en vaut pas la peine. Faudrait voir à ne pas mélanger les torchons et les serviettes.


    - C’est vraiment le meilleur ami de l’homme, n’est ce pas, Mr Northern ?

    Mon Maitre lui répond une banalité. Elle ne sait que prétendre cette affirmation, ou jaser. Nous rentrons enfin dans Son havre de paix, après les commissions du matin. Il s’occupe alors de moi, et me caresse longuement pour me remercier de mes services. Je baisse alors ma garde, et je m’endors, du sommeil du juste. Je suis ses yeux, Il est mon Dieu.


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  • Un nouveau duel, sur le thème du RP, ou Rôle Play : plutôt étrange d'écrire un texte tel que celui-là, ça donne l'impression d'être une poupée russe qu'on ouvre au fur et à mesure.

     

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    Ses bottes en cuir souple ne faisaient aucun bruit sur le sol inégal du couloir ouest, et ses pas n'étaient nullement hésitant. L'homme, jouant avec les ombres pour s'y confondre, avait repéré les lieux auparavant, et aurait pu faire ce chemin les yeux fermés. Il contourna soigneusement une torche, éclat de lumière dans ce corridor plongé dans l'obscurité. Seuls quelques craquements du bois qui travaille venaient rompre le calme nocturne. La porte de la bibliothèque était entrouverte, comme toujours d'après ses informations, et il y pénétra, ombre parmi les ombres.

    Le bruissement d'un parchemin qu'on tourne lui indiqua la position de sa cible, et c'est avec un sourire carnassier qu'il s'en approcha. Une chandelle, à la flamme dansante, éclairait chichement la table. Sa proie était un homme d'un âge avancé, replet, les cheveux se raréfiant, sobrement habillé. Rathe, il s'appelait, tenancier d'un tripot dans les bas-fonds de la ville. En pleine comptabilité, ses doigts étaient maculés d'encre, tout comme son menton, qu'il grattait régulièrement, en pleine réflexion. Inconscient du danger qui s'approchait.

    Une dague surgit dans sa main, et sans un geste d'hésitation, l'intrus se coula dans son dos, appliquant la lame sur la gorge de sa cible. Ses longs cheveux bruns effleurèrent l'épaule alors qu'il se penchait pour lui murmurer à l'oreille :

    - Un mot, et je t'égorge.


    Rathe eut un sursaut de surprise, s'entaillant ainsi le cou et lâcha la plume qu'il tenait. Un couinement étouffé tint lieu de réponse. Puis, rapidement remis de son étonnement, il lâcha :

    - Sorcellerie ! Comment es-tu arrivé ici ?
    - Je vais m'écarter de toi, nous avons à discuter. Si tu bouges, si tu cries, tu meurs.


    Rathe hocha lentement la tête, prenant garde à la lame qui appuyait toujours sur sa trachée. Alors, l'homme s'écarta de lui, et alla s'assoir en face, dévoilant un visage rude, dénué de tout sentiment. Sur sa joue gauche, un H, marqué au fer rouge. Rathe déglutit en avisant la lettre et ce fut pour la forme qu'il demanda :

    - Qui es-tu ?
    - Lou. Et tu sais pour qui je travaille.


    Il passa, d'un mouvement nonchalant, ses doigts sur sa cicatrice. Rathe, blême, opina du chef.

    - Pour le Seigneur Honnoré. Qu'ai-je fait pour qu'il m'envoie un de ses hommes ?
    - Tu inverses les rôles, Rathe. C'est à toi de me fournir des réponses, pas à moi. Où est l'argent ?


    Un bruit de pas dans le couloir apporta au tavernier un répit bienvenu. Lou se fondit dans les ombres, dague en main, le regard rivé sur la silhouette qui entrait dans la bibliothèque...


    La frêle jeune femme prit une gorgée de thé, et relut ses mots, corrigeant les fautes, traquant la moindre répétition. Satisfaite, elle cliqua sur le bouton "envoyer". La sonnerie stridente du téléphone détourna son attention. Un sourire carnassier se dessina sur son visage lorsque son interlocuteur se présenta. Un téléopérateur. Ses traits s'adoucirent soudainement, et sa voix douce répondit poliment qu'elle n'était pas intéressée. Elle raccrocha, contrariée. On venait de l'arracher d'un autre monde, comme un poisson rouge qu'on change brutalement de bocal.
    Elle jeta un regard sur son écran, relisant une dernière fois son post, avec un oeil nouveau, détaché. Les dés étaient jetés, elle n'avait plus qu'à attendre qu'il vienne répondre. Ce joueur, qu'elle ne connaissait qu'à travers ses mots, et qui jouerait la silhouette.

    Elle se leva, et commença son ménage, l'esprit ailleurs. Elle aimait cette sensation, étrange, perturbante, de se sentir entre deux mondes. Car pour rendre ses personnages vivants, elle se plongeait en eux. Elle devenait cet homme froid, travaillant à la solde d'un puissant seigneur. Qui pourrait comprendre ? Elle n'osait pas en parler, de peur qu'on la prenne pour une folle, ou pire encore, pour une douce rêveuse. Alors elle gardait dans le secret de son âme tout ces mondes, ces personnages qui lui sembaient parfois être une partie d'elle-même. Pas des amis imaginaires, non, ni des idéaux. Peut-être simplement des marionnettes qu'elle faisait vivre, s'effaçant, s'oubliant. Elle haussa les épaules. Qui pourrait comprendre, alors qu'elle-même avait du mal à expliquer ce qu'elle ressentait ?

    Un peu par hasard, elle s'était inscrite à ce jeu, sans vraiment savoir ce qui l'attendait. Et le jeu de rôle l'avait happé, comme une évidence, comme si c'était ce qu'elle recherchait depuis toujours. Elle se plongeait dans les personnages, dans les mondes, avec facilité. Modelant l'histoire à sa guise, en totale liberté, n'ayant pour seule contrainte que la cohérence. Et parfois même, c'était cet univers parallèle qui la happait, bien malgré elle, au détour d'une conversation en famille, au travail ou dans le métro. Internet lui permettait de dépasser sa timidité naturelle, et elle laissait libre court à son imagination fertile sans pudeur. Elle lacha sa serpillère, et actualisa la page du forum. Peut-être aurait-il répondu, lui permettant, une fois encore, de s'échapper de cette réalité qu'elle exécrait ?


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  • http://www.linternaute.com/savoir/diaporama/feu-de-foret/images/02.jpg

     

     

     

    - Repliez-vous !

    Le cri n'a pas couvert le rugissement des flammes, et les ombres qui se devinent à travers le rideau de fumée ne semblent pas obéir.


    - Mais repliez-vous, bon dieu !!

    Cette fois, enfin, les silhouettes noires reculent, obtempérant au hurlement de leur capitaine, entraînant à leur suite les longs serpents argentés qui les aident à combattre. Le vent a tourné, et les langues de feu se précipitent désormais sur les pompiers, menaçant leurs vies de leur appétit féroce. Ils se replient, rapidement, de manière ordonnée, jusqu'à leurs véhicules, et s'éloignent de la fournaise.

    Le capitaine est le dernier à partir, il s'en fait un point d'honneur. Surtout, ne pas laisser d'hommes sur le front. Et alors qu'ils regagnent, à travers le maquis, leur quartier général, il en contemple, silencieux et impuissant, la destruction inéluctable. Les feuilles se tordent de douleur à l'approche des flammes. Le bois craque, consumé sur pied, torche vivante. Et ce bruit, qui hante leurs rêves, ce rugissement rauque du feu qui dévore tout...

    Des flocons se laissent tomber, langoureux, sur leur caserne. Des flocons de cendres, mêlés à l'épaisse fumée. Les canadairs survolent la région, oiseaux salvateurs qui déversent des trombes d'eau. L'agitation est intense, à la caserne : les hommes courent, se relayant sur la brèche, luttant sans répit. Et au milieu, des dizaines de journalistes et de caméra de télévision sont là, se délectant de la scène, insensibles au drame qui se joue devant eux. Des pourris, des vendus qui traquent l'image parfaite, celle qui choquera le plus les français tranquillement installés sur leur canapé, oubliant leur conscience, leur bon sens. Aider ? Ça ne leur vient pas à l'idée, bien sûr. Chacun son métier. Ça rapporte tellement plus de filmer ça que de faire une bonne action...

    C'est d'un pas rageur que le capitaine s'avance dans la salle de réunion, sous le regard inquiet de son commandant. Il a retiré son casque protecteur, dévoilant un visage sévère, couvert de suie. Il sent fort, un mélange de transpiration et de fumée. Il est en train de boire un grand verre d'eau quand son supérieur s'approche :


    - Vous devez aller vous reposer, Capitaine Mattei.
    - Hors de question, mon commandant. Je ne m'avoue pas vaincu. Jamais.
    - Vous êtes en poste depuis plus de 30 heures, Capitaine, et vous ne serez d'aucune utilité si vous vous écroulez de fatigue.

    Le regard que lui jette son subalterne fait reculer le commandant d'un pas. Il connait les hommes de cette trempe, et il sait qu'il ne s'arrêtera que lorsque la fureur du feu sera anéantie. L'autre en profite pour disparaître de son champ de vision.

    Le capitaine est debout sur le toit de la caserne, immobile. C'est ici qu'ils surveillent les départs d'incendies, et parfois leur progression. Un torrent de glace se déverse dans ses veines. C'est dans ce maquis que son grand-père l'emmenait chasser. C'est là-bas, dans la clairière, qu'ils ont joué aux gendarmes et aux voleurs, avec ses amis d'enfance. Et ils se battaient pour ne pas être les gendarmes. C'est là-bas, plus à gauche, au pied de l'olivier centenaire, qu'il a embrassé pour la première fois une fille. Et c'est sur le chemin de terre qui serpente entre les arbres qu'il a rencontré sa femme, en panne d'essence.

    C'est un incendie criminel, ils en ont la preuve. Des dizaines d'hectares qui partent en fumée, des milliers d'animaux condamnés, toute une région dévastée, parce qu'un détraqué prend son pied à voir ce spectacle. Si seulement il le tenait ...

    Un de ses hommes le rejoint sur le toit, allié silencieux qui contemple, lui aussi, la dévastation. Il ne se risque pas à prononcer de paroles réconfortantes, ni de vaines promesses, il ne sait que trop bien à quel point ils sont impuissants.


    - On est prêts à repartir, Capitaine.

    Les feuilles qui se tordent de douleur à l'approche des flammes. Le bois qui craque, consumé sur pied, torche vivante. Et ce bruit, qui hante leurs rêves, ce rugissement rauque du feu qui dévore tout...


    - On y va


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