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    Resté seul, Elland essaie de faire le point sur la situation, tout en savourant l'excellent remède pour la gorge. Mais la douleur l'empêche de réfléchir, d'autant plus qu'il lui manque un grand nombre d'éléments pour reconstituer les faits depuis son arrestation.

    La porte qui tourne sur ses gonds le tire de ses réflexions et laisse entrer Pèire, étrangement maladroit avec son large plateau entre les mains. Sous le regard perçant d'Elland, il le dépose sur la petite table, fait tinter la vaisselle et les couverts. Il s'affaire un moment, donnant l'impression de brasser du vent.
    Le tavernier semble enfin se détendre un peu, passe sa grosse main dans ses cheveux hirsutes, et fait face à son malade. Il évite son regard, mais sourit légèrement.
    Malgré son état, le convalescent s'aperçoit de son malaise. Pourtant, il ne se l'explique pas. Pèire vient s'asseoir sur le tabouret, et l'observe, soucieux. Lorsqu'Elland fini par remuer, gêné par l'examen, il hoche doucement la tête, en guise de salut.

    - Bon retour parmi nous, Elland.

    Elland marmonne un vague remerciement, mais sans conviction. Ses yeux interrogateurs ne quittent pas le visage du tavernier : il veut savoir ce qui le met si mal à l'aise. Mais le géant se contente de s'agiter sur son siège et Elland devine qu'il n'en saura pas plus. Alors d'une voix plus assurée, il reprend :

    - Merci... merci pour tout ce que tu as fait pour moi.
    - C'était normal de le faire.
    - Comment tu as su ?
    - Echidna. Je ne comprends pas comment elle a pu ressentir ta détresse, mais elle m'a aussitôt contacté. Nous étions sur le point de quitter les grottes, alors nous nous sommes dépêchés.

    Un peu bêtement, Elland regarde autour de lui, à la recherche de sa gargouille. Comme si elle pouvait se cacher dans le dos de Pèire ! Mais ce dernier a surpris son coup d'œil, et le rassure d'une voix douce :

    - Elle n'attend que ça, de te revoir. Mais elle ne peut pas venir ici. Dès que tu iras mieux, Ménandre te conduira à elle, promis.

    La gorge nouée par l'émotion à l'idée de revoir sa chère gargouille, le voleur est parfaitement incapable de répondre. Tous ces gens, qu'il connaît à peine et qui prennent des risques insensés pour le sauver... Y a-t-il seulement un moyen de les remercier à la hauteur de leurs actes ?

    - Je n'ai pas fait grand-chose, Elland. Echidna et moi nous ne pouvions pas t'aider. Quand tu es pris dans leur engrenage infernal, il n'y a pas beaucoup de solutions. En réalité, c'est Thémus qui a trouvé le moyen de te tirer de là. Moi, j'ai juste indiqué à Echidna à quel moment tu sortais, pour qu'elle t'attende et te ramène auprès de moi.
    - Et tu m'as accueilli ici pour me faire soigner...
    - Tu en avais besoin. Tu étais ...

    Il s'interrompt, voulant éviter de trop insister sur l'état de santé inquiétant de son ami, mais la fin de sa phrase flotte dans l'air, quasiment audible. Un peu gêné, il reprend rapidement :

    - Enfin, tu es sauf maintenant !
    - Je ne sais pas comment te remercier...

    Le colosse hausse ses épaules massives, il n'attendait rien en retour. Mais Elland, qui a toujours été seul et indépendant, conçoit mal qu'une personne puisse se montrer totalement désintéressée. D'un geste maladroit, Pèire lui ébouriffe les cheveux et s'exclame joyeusement :

    - Remets-toi sur pied, c'est tout ce que je demande !
    - Au fait ! Merci pour Ménandre. Il a l'air vraiment heureux ici.

    Un nouveau haussement d'épaule bourru lui répond. Sous ses airs d'ogre se cache un cœur d'or et la générosité lui semble naturelle. Il se lève et lui apporte le plateau : un velouté, d'une jolie couleur verte, dont le fumet fait saliver le blessé. Une épaisse tranche de pain, qu'il devine à la fois tendre et croustillante. Un morceau de fromage au parfum alléchant. Et un grand pichet de vin coupé à l'eau.

    - Mange mon grand, reprend des forces.

    Il se tord les doigts, nerveux, avant de faire volte-face et de se précipiter hors de la chambre. La cuillère à mi-chemin de sa bouche, le voleur en reste pantois. Puis son estomac le rappelle rapidement à l'ordre et il chasse son trouble pour faire honneur au repas.

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  • Il fait nuit lorsqu'il ouvre à nouveau les yeux. Seul un brasero posé sur la petite table dispense de la lumière dans la chambre. Ménandre est encore là, mais cette fois, il le regarde avec ses grands yeux trop graves pour son âge. Et c'est tout son visage qui s'illumine de joie lorsqu'il constate le réveil du voleur.
    Aussitôt, il se précipite et porte aux lèvres d'Elland un bol, rempli d'un liquide délicieux. Avec des geste habiles, il l'aide à boire doucement puis repose le récipient près du lit. Assis sur le rebord du matelas, la mine sérieuse, il lui demande :


    - Comment tu te sens ?
    - Viens là.

    D'un geste, Elland désigne le drap, et Ménandre s'allonge à ses côtés sans hésiter. La joue contre le crâne du gamin, Elland le serre contre lui et murmure « J'ai bien cru que je ne te ne reverrai jamais ». Ménandre reste silencieux, mais se rapproche un peu plus, tout en prenant garde à ses blessures. Après les souffrances passées, Elland savoure cette étreinte tendre et chaleureuse pendant de longues minutes avant de déclarer dans un chuchotement rauque :

    - C'est meoi qui devait t'aider... pas l'inverse.
    - Ben là, c'est toi qu'avait besoin. Et pis, j'ai pas fait grand chose.

    Les larmes remplissent soudain les yeux du voleur et courent le long de ses joues sans qu'il ne puisse rien y faire. Les mots lui manquent pour exprimer son soulagement, sa joie et sa reconnaissance. L'émotion forme une boule dans sa gorge, qui l'empêche de dire quoique ce soit. Si Ménandre remarque quelque chose, il ne fait aucune réflexion et lui laisse le temps de se reprendre avec un tact bienvenu. Lorsqu'Elland s'en estime capable, il demande, de sa voix éraillée :

    - Où sommes-nous ?
    - A l'Hermine Affamée.
    - Mais... elle est fermée.
    - Plus maintenant. Pèire l'a rachetée. Parce qu'un tavernier sans taverne, ça fait désordre, tu comprends ?
    - Pèire est ici alors ?
    - Oui. Et il m'a embauché !
    - Vraiment ? Tu fais quoi ?
    - Ben, il dit que je lui sers de petite main. Mais elles ne sont pas si petites que ça, mes mains ! Je l'aide à préparer à manger, et à nettoyer les chambres aussi. Et puis, je l'aide pour faire le ménage. Mais il ne veut pas que je fasse le service avec lui, il dit que c'est trop dangereux pour moi.
    - Alors, tu restes avec lui ?
    - Oui. Comme je travaille, il m'a donné une petite chambre, rien que pour moi, tu te rends compte ? Et je peux même manger autant que je veux !

    En observant mieux le gamin, un sourire attendri aux lèvres, Elland constate qu'en effet, il a pris un peu de poids. Rassuré, il se promet de remercier Pèire pour avoir pris soin de Ménandre. Une question lui taraude encore l'esprit, mais ses paupières sont si lourdes...

    Il est de retour dans la salle du Comain, ligoté à la longue table de bois. L'homme, au visage si sévère, est penché sur lui et sourit. Il sourit de toutes ses dents, comme s'il se délectait de la situation. Il tient amoureusement un long couteau de la main droite. Sa main gauche, glacée, s'est posée sur son flanc. Lentement, la lame s'approche de sa peau, l'effleure, le...

    Il se réveille en sursaut, couvert de sueur. Un homme est penché sur lui, une main glacée sur son flanc. Mais ce n'est pas le Comain. Un nez imposant, des joues bien rebondies, des yeux rieurs : tout en lui respire la joie de vivre. D'aucuns diraient qu'il est bon vivant, eu égard à sa fière bedaine qui fait bailler sa chemise blanche, et il se dégage de lui une telle aura de bienveillance qu'Elland se sent immédiatement en sécurité.
    La couverture est rabattue à hauteur de ses hanches, et dévoile une myriade de pansements de toutes tailles et de toutes formes. L'homme cesse de le palper pour l'interroger :


    - Ah ! Te voilà enfin réveillé, jeune homme ! Comment te sens-tu ?
    - J'ai mal.

    L'homme replet hoche doucement la tête, le sourire disparu, puis s'agite soudain. Il trottine jusqu'à la petite table où est posée une sacoche. Marmonnant pour lui-même, il en sort de nombreuses fioles. Dans un bol, il verse l'eau chaude contenue dans la bouilloire et y jette des feuilles et des pétales de fleur. Perplexe, Elland l'observe sans un mot. Puis les bras chargés, l'homme revient vers le convalescent :


    - Alors. Je vais d'abord te faire boire une infusion de coriandre et de pavot, pour apaiser la douleur.

    Avisant l'air méfiant du voleur, il lui apprend qu'il s'appelle Théoliste, et qu'il est médecin. Enfin, presque. Il n'a pas le droit d'exercer, car il faut avoir des appuis pour ce faire, mais il a l'habitude de soigner les plus démunis. Il lui explique que c'est Thémus qui l'a envoyé, et lui parle avec un air gourmand de l'hydromel qu'il va, parfois, boire chez lui.
    Tout en palabrant, il dépose précautionneusement les fioles sur le tabouret proche du lit. Rassuré par la simple mention du nom du cordonnier, Elland ne peut qu'acquiescer lorsque le presque-médecin lui propose à nouveau l'infusion. Alors avec précaution, il l'aide à se redresser, puis le fait boire à petites gorgées. Ensuite, il l''allonge à nouveau, bien calé sur les oreillers. Avec des gestes précis, il défait les bandages, lave les plaies avec une décoction d'absinthe, y applique des compresses de calendula pour les désinfecter et en améliorer la cicatrisation. Il appose des cataplasmes d'acanthe sur les brûlures et de la crème d'immortelle pour les hématomes.
    Il ne cesse de parler, pour expliquer les bienfaits des plantes, la compositions de ces remèdes, comme s'il cherchait encore à faire ses preuves. A demi-mot, il avoue à son patient qu'il a sérieusement craint pour sa vie car les plaies sont nombreuses et beaucoup étaient infectées. Elland souffre également de malnutrition et de déshydratation. Ménandre est d'ailleurs chargé de le faire boire abondamment. Pour le reste, Théoliste ne peut que lui conseiller de se reposer, longtemps, et de se ménager.

    Une fois pansé, le presque-médecin le recouvre de la couverture, le borde avec soin, puis s'affaire à ranger ses affaires. Déjà, les divers soins qu'il a effectués apaisent la douleur lancinante qui pulse de toute part. Le bonhomme jovial lui annonce alors qu'il doit partir, mais qu'il reviendra le lendemain, pour une visite de contrôle. De sa voix éraillée, Elland le remercie. Aussitôt, Théoliste s'immobilise, fouille dans sa sacoche, et en sort triomphalement une poignée de bonbons au miel, qu'il lui ordonne de sucer lentement. Puis il disparaît en trottinant.


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    Un soir, comme d'habitude, les cerbères viennent le chercher. Il n'a plus la force de les supplier et sa voix s'est éteinte, usée par ses cris. Incapable de tenir sur ses jambes, ce sont les geôliers qui le traînent hors de la cellule, une main sous chaque aisselle. Mais ce soir-là, ils passent tout droit devant la salle du Comain. Elland se garde bien de s'en étonner, terrorisé à l'idée qu'ils inventent un nouveau moyen de le martyriser.
    Ils montent lentement les escaliers jusqu'à l'entrée de la prison, faisant cogner ses pieds traînants contre chaque marche puis contre chaque aspérité du sol inégal. Ce n'est qu'une fois hors de la prison, dans la rue déserte, que le plus jeune lui apprend qu'ils ont trouvé le coupable, le vrai cette fois, et qu'il doit rentrer chez lui pour oublier ce qu'il s'est passé. Ils dénouent ses entraves et l'emmènent jusque dans une ruelle adjacente : ça fait moins désordre que devant les geôles. Et ils le laissent là, plus mort que vif.

    Rentrer chez lui... Il grimace un sourire. Il lutte déjà pour lever la main, couverte de saleté et de sang, afin de la regarder, incrédule, vierge de toute entrave. La faible lueur de lune renforce l'aspect irréel de la situation. Libre. Il est libre. Il devrait ressentir une joie indicible, il est enfin lavé de tout soupçon. Mais il n'a plus vraiment la force de ressentir quoique ce soit. Se lever, avancer jusqu'à son immeuble. Grimper la façade. Se glisser à travers la lucarne. C'est tout simplement impensable. Echidna ! Elle pourrait peut-être l'aider... encore qu'il faudrait qu'elle entende son appel. Gisant sur les pavés glacés, il ferme les yeux, découragé.

    C'est alors qu'il entend un bruit d'ailes, puis un corps massif qui se pose non loin de lui. Ses lèvres gercées s'étirent dans un sourire douloureux. Il n'a pas la force d'ouvrir les yeux, mais il sait qu'elle est venue. Elle va le sauver. Elle lui donne un léger coup de nez, tiède et rugueux, sur la joue. Il gémit, incapable de parler ou de bouger, mais il veut lui faire savoir qu'il apprécie sa présence. Pour le coup, il espère qu'elle est perspicace.
    Avec la tendresse d'une mère, Echidna glisse ses pattes avant sous son corps supplicié. Il se sent quitter doucement les pavés et s'élever entre les hautes maisons. Rassuré, confiant, il s'abandonne à l'inconscience.

    Il n'ouvre pas tout de suite les yeux lorsqu'il reprend ses esprits. Sa première surprise est de se sentir enveloppé de chaleur. Il repose sur une surface douce et moelleuse. La puanteur de la paille moisie ne l'agresse pas. Alors lentement, ses paupières se soulèvent. Il est dans un lit. Un plafond aux poutres de bois apparentes est son unique paysage. Une lumière douce éclaire la pièce, provenant d'une simple fenêtre. Soudain, la douleur explose en des dizaines de parties de son corps et lui coupe le souffle. L'ignorer. Prétendre qu'elle n'existe pas le temps de découvrir où il est.
    Lentement, il tourne la tête sur la gauche, à la recherche d'indices. Une petite main émerge de la couverture, et il reste de longues minutes à l'observer. Qu'est-ce qu'elle fait là ? Est-elle sienne ? Comment le Comain aurait-il pu en réduire la taille ? Précautionneusement, il replie ses doigts contre la paume. La petite main n'a pas bougé. Soupir de soulagement.
    Alors seulement, il remarque la tignasse brune, posée sur le bord du matelas. Sous la tignasse, un visage mince, finement dessiné, des lèvres boudeuses. Ménandre ! Le gamin des rues s'est endormi, la main posée non loin de celle du voleur.

    Autour d'eux, la chambre est simple : le lit, une petite table accompagnée d'une chaise, un placard. Impersonnelle, c'est dans doute une pièce réservée aux visiteurs. A moins qu'il ne soit chez un médecin. Car sur la couverture, son bras gauche est bandé, et sa dextre, sous les draps, palpe de nombreux pansements sur son corps. Oui, il a été soigné, c'est certain.
    Lentement, il déplace sa main gauche, jusqu'à couvrir celle du gamin. Combien de temps l'a-t-il veillé avant de s'écrouler épuisé ? Comment a-t-il pu ...
    Sans même s'en apercevoir, il glisse dans l'inconscience.


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    Alors seulement, il lâche la corde. Elland aspire une grande goulée d'air, qui embrase sa gorge meurtrie et met le feu à ses poumons. La séance est terminée pour aujourd'hui.
    Les deux geôliers sont de retour. Ils le relèvent, l'entravent à nouveau, le ramènent à sa cellule. Épuisé tant moralement que physiquement, le voleur n'essaie même plus de s'échapper. Nouveau jeu de chaînes, pour le contraindre dans sa petite cellule. Et ils le laissent seul.
    Recroquevillé sur lui-même dans la paille putride, il sanglote, harcelé par la douleur, oppressé par la panique.

    Un objet dur, tombant sur son visage, le réveille en sursaut. Les cerbères sont revenus. C'est une miche de pain qui lui ont envoyé à la figure, et non loin, ils ont déposé un pichet d'eau. Le voleur se ramasse un peu plus sur lui-même, craintif. Mais ils ne l'emmènent nulle part. Le plus âgé se contente de lui annoncer que le Comain Ormetus l'interrogera plus tard, et ils s'en vont. Le Comain... l'un des nombreux bourreaux officiel.
    Resté seul, Elland se précipite sur le pichet, en prend une longue gorgée. Sa gorge est encore douloureuse, mais l'eau apaise la sécheresse qui sévit dans sa bouche.

    Dans un état second, adossé au mur, il suit la course du soleil, obnubilé par la promesse de l'interrogatoire à venir. Interrogatoire... torture, plutôt. Les rumeurs qui courent dans les rues sont fondées : il leur faut un coupable, et ils sont prêts à toutes les bassesses pour obtenir des aveux. Mais il est innocent. S'il avait été arrêté pour vol, il aurait peut-être accepté plus aisément son châtiment. Après tout, il a toujours été conscient des risques qu'il prenait. Mais il n'avouera pas un crime qu'il n'a pas commis.

    Le soleil a disparu derrière les bâtiments lorsque la porte, silencieuse comme la mort, laisse entrer ses geôliers. Ils ne lui laissent aucune marge de manœuvre et l'entraînent jusqu'à la salle d'interrogatoire, où le Comain Ormetus les attend. C'est le petit homme sévère de la veille, qui a ôté le drap noir de la table, et qui caresse amoureusement les instruments posés dessus. Ils immobilisent Elland contre un mur, minutieusement enchaîné.
    Sans cacher le plaisir qu'il y prend, Ormetus use de nombreux instruments sur son prisonnier, le poussant sans répit à confesser ses crimes, se délectant de ses cris de douleur.
    Au petit matin, c'est un corps inconscient que les cerbères ramènent au cachot. Mais Elland n'a rien avoué.

    Lorsqu'il revient à lui, le lendemain, son corps n'est plus que douleur. Dans un coin de la cellule, sa ration quotidienne de pain et d'eau. Sa gorge le fait souffrir, tant il a hurlé sa douleur la veille, aussi se contente-t-il d'un peu d'eau. De toutes façons, il n'a pas vraiment faim. Il a juste mal.
    Les minutes s'égrainent lentement, rythmées par sa respiration sifflante et la douleur lancinante. Dans son esprit, une seule obsession tourne en boucle : ils vont le ramener auprès du Comain. Les mêmes questions seront encore posées, les mêmes menaces proférées, les mêmes injonctions martelées. Et de fait, il n'y coupe pas. Peu après la tombée de la nuit, la porte s'ouvre. Et il a beau les supplier, leur promettre monts et merveilles, ils ne cèdent pas.

    Durant ses longues heures d'attente, il rejette, les uns après les autres, tous ses projets d'évasion et tous ses plans pour se tirer de ce mauvais pas. Il est enchaîné même dans sa cellule, et les gardes ne lui laissent jamais la moindre opportunité.
    Il pourrait envoyer un appel au secours.... mais comment ? Et à qui ? Echidna ne pourrait rien faire. Thémus... ce serait trop dangereux d'impliquer Thémus dans cette affaire, sans compter qu'il serait impuissant : seul quelqu'un de très haut placé peut influencer un Comain. Certes, des personnes haut placées, il en connait beaucoup. Il connaît parfaitement la ronde de leurs gardes privées, l'emplacement de leur coffre fort, et il a même quelque unes de leur babioles dans sa réserve secrète. Mais ce n'est pas vraiment connaître dans le sens où il en a besoin.
    Il n'a pas de groupe d'amis, qui seraient prêts à tout faire pour le sortir de là. A vrai dire, il n'est même pas sûr que quiconque remarque sa disparition...

    Les jours s'écoulent dans un brouillard vaporeux. Elland en a perdu le compte. Le rituel est immuable : ses geôliers apportent la nourriture quand il est encore inconscient. Puis l'attente infernale, supplice raffiné qui menace de faire sombrer son esprit dans le chaos. Au crépuscule, ils l'emmènent dans cette salle qu'il exècre, auprès de cet homme qu'il abhorre. La nuit est un enchaînement de tortures insoutenables, soigneusement dosées pour qu'il les subisse jusqu'à ce que son bourreau se lasse. Mais il n'avoue pas.

    Le Comain s'impatiente, trépigne de rage. Intensifie et diversifie les douleurs pour le faire craquer. Pour qu'enfin, l'esprit de son prisonnier bascule. Et à mesure que passent les jours, dans l'esprit d'Elland, se forge une idée : il devrait confesser ces crimes qu'il n'a pas commis. Car même s'il doit mourir pendu et déshonoré, l'enfer cesserait.


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    - Il suffit. Mettez-le sur la chaise.

    La voix a fendu l'air comme un coup de fouet et les deux hommes obéissent immédiatement. Sans douceur, ils le traînent jusqu'au siège et tandis que l'un le plaque solidement contre le dossier, la matraque passée sous la gorge, l'étouffant à moitié, l'autre attache solidement ses avant-bras et ses tibias. Les liens se multiplient et le contraignent de plus en plus. Désormais certains qu'il ne bougera pas, ils se retirent sans un mot.

    Elland observe le nouveau venu tout en essayant de reprendre son souffle et d'oublier les douleurs qui l'assaillent. Il est petit, sec comme un coup de trique. Nerveux. Ses cheveux grisonnants, son visage taillé à la serpe, son nez aquilin, tout est sévère en lui. Et c'est sans parler de ses yeux d'un bleu glacial, qui semblent vouloir transpercer Elland pour en arracher jusqu'au dernier aveu. Conscient d'être en présence d'une personne importante, Elland se garde bien de piper mot.


    - Plus vite tu avoueras, moins tu souffriras.
    - Avouer quoi ? Je suis innocent !
    - Ils disent tous ça. Et puis, ils finissent par avouer. Tous.

    Une panique innommable le fait trembler entre ses liens. Il n'imagine que trop bien comment les prisonniers en viennent à avouer tout et n'importe quoi pourvu que la torture cesse. L'homme tourne autour de lui, comme un oiseau de proie qui voudrait hypnotiser sa victime. Il reprend, impassible, indifférent à la terreur visible du prisonnier :

    - Tu ressembles parfaitement à la description pourtant. Grand, aux cheveux foncés.
    - Mais il y a des milliers d'hommes qui ressemblent à cette description à Rivemorte !
    - Peut-être. Mais c'est toi le coupable.
    - Coupable de quoi ?
    - D'avoir séduit la femme du Tallent. D'avoir accompli l'acte de chair avec elle. De l'avoir forcé à l'adultère. Et enfin, de l'avoir traitée comme une fille de joie.

    A mesure que les accusations fusent, la stupéfaction grandit en lui. La femme du Tallent, pitié ! Cet homme est certes le principal bras droit du gouverneur, mais il n'en demeure pas moins que son épouse est vieille et pas franchement gâtée par la nature.
    Malgré la terreur qui grandit en lui, il ressent un certain soulagement. C'est en toute sincérité qu'il pourra clamer son innocence. Mais il doit trouver des arguments convaincants. Avec la force du désespoir, il affirme :


    - C'est impossible !
    - Ah bon ? Et pourquoi donc ?
    - A quand remontent les faits ?
    - Tu le sais très bien. C'était il y a une semaine.
    - Je n'étais pas à Rivemorte il y a une semaine. Je ne suis rentré qu'aujourd'hui.
    - Quelqu'un peut le prouver ?
    - Et bien...

    Les méninges du voleur s'emballent, comme la roue d'un moulin à eau pendant les crues. Il doit trouver un alibi parfait. Thémus ! Thémus pourrait certifier qu'il n'était pas là pendant un mois ! Mais... braquer l'attention des forces de l'ordre sur lui n'est pas franchement une bonne idée, même s'il sait se faire discret dans son commerce. Jamais plus il ne pourrait se regarder en face s'il mène le cordonnier à la torture. L'homme se place face à lui et sourit, certain de l'avoir piégé. Il enfonce le clou en demandant, mielleux :

    - Les gardes aux portes de la ville t'ont vu entré et sortir ?
    - Je ne crois pas non... il y avait beaucoup de passage.
    - Où étais-tu ?

    Là encore, Elland reste muet. Echidna, en volant, lui permet d'éviter les contrôles aux portes de la ville, et pour la première fois depuis leur complicité, ce formidable atout se révèle être un sérieux problème. Sans compter qu'il ne peut pas franchement dire qu'il s'était réfugié dans les grottes pour échapper à la milice. Il prend une grande respiration et débite :


    - J'étais à Fiermont. En visite chez des cousins. J'y suis resté quinze jours, comme je ne les vois qu'une fois l'an.
    - Fiermont ? Donne-moi leurs noms, que j'envoie quelqu'un vérifier.

    Le voleur s'exécute en essayant de réduire le tremblement de sa voix. Le temps qu'ils aillent jusqu'à Fiermont et réalisent que les frères Vaunalle n'existent pas, il aura trouvé quelque chose pour se tirer de ce mauvais pas. Peut-être même que ses geôliers lui ficheront la paix pendant ce temps. Mais en quelques mots, son vis-à-vis réduit à néant ses illusions :

    - Tu es coupable, je le sais. Et je ne veux pas perdre de temps à courir après les fausses pistes que tu lances. N'espère pas bénéficier du moindre répit.

    L'homme, un sourire sinistre aux lèvres, se glisse à nouveau dans son dos. Il passe une corde dans les petites percées du bois, à hauteur du cou d'Elland. Et lentement, il resserre la prise, l'étranglant à petit feu. Malgré ses liens, un geste instinctif lui fait agiter les mains, pour les porter à sa gorge, pour enlever le cordon qui le prive peu à peu d'air. Mais ses mains restent solidement plaquées sur les accoudoirs. La bouche grande ouverte, les yeux exorbités, il tente d'inspirer. L'homme resserre encore la corde, et toute son âme se débat. Son corps est parfaitement immobilisé, mais pas sa conscience, ni sa panique. Totalement impuissant, il perd pied, cède à la panique. Des tâches sombres dansent devant ses yeux et ses poumons le brûlent atrocement. L'homme se penche à son oreille, sans relâcher sa prise, et sussure :

    - Tu es coupable. Et tu avoueras.


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    Des brins de pailles, humides et nauséabonds, sous ses doigts. Le froid, qui s'insinue entre ses vêtements moites, et le fait frissonner. Sa tête, qui semble prise dans un étau qu'un galopin s'amuserait à serrer, toujours plus, jusqu'à l'éclatement.
    Dans un gémissement de douleur, le voleur tente de se relever. Ses poignets et ses chevilles sont ceints par d'épais bracelets de fer, reliés au mur par de lourdes chaînes. Abattu, il s'adosse aux pierres, serre ses genoux entre ses bras.
    Une cellule, minuscule, fétide. Des murs de pierre suintant la pourriture. Une lucarne, soigneusement scellée par d'épais barreaux, est percée juste sous le plafond. Il fait jour, mais Elland est incapable de deviner l'heure. Depuis combien de temps est-il ici ?

    Il règne un silence oppressant dans son cachot. Rien n'indique qu'il n'est pas seul en ces lieux. Même le bruissement de la cité, qu'il devrait entendre via la lucarne, s'est tu.
    Pour la première fois de sa vie, il se sent seul au monde. Abandonné. Comment pourrait-il s'en sortir, cette fois ?

    Il a été stupide. Et encore, le mot est faible. Il aurait dû rester dans les grottes. D'accord, il ne s'y plaisait pas, mais par les Dieux, il aurait pu faire un effort ! Il est désormais entre les mains de la milice, il n'y a que deux alternatives : finir ses jours à Terregrise, ou être pendu. Magnifique.

    Il se pensait en sécurité, protégé par l'anonymat de la foule. Aucun garde ne l'avait jamais attrapé auparavant, il n'aurait jamais dû être fiché où que ce soit. Comment ont-ils pu retrouver sa trace ? De combien de vols vont-ils l'accuser ?

    Le maigre rayon de soleil qui parvient à atteindre sa cellule tourne lentement sur les murs. Le temps passe, nul ne vient. Il a soif. Et il a faim. Et sa vessie a besoin d'être vidée.
    Une idée atroce traverse son esprit, avant de s'y ancrer fermement : personne ne viendra. Ce n'est pas une cellule, mais une oubliette. Les gardes reviendront d'ici une à deux semaines, évacuer son cadavre racorni par la douleur. Il va mourir seul, oublié de tous.

    Echidna. Saura-t-elle seulement qu'il est inutile de l'attendre ? Qu'il est inutile d'espérer son retour ? Pourrait-elle trouver un autre maître respectueux ?

    Bien plus que sa bouche asséchée, bien plus que la douleur au crâne, là où le bouclier a frappé, bien plus que ses muscles douloureux, c'est la poitrine qui le fait plus souffrir. Une boule d'angoisse semble grandir à chaque instant, le privant peu à peu d'air, comprimant son cœur jusqu'à l'empêcher de battre.

    La nuit est tombée, dehors, et la cellule est plongée dans l'obscurité la plus complète. Prenant sur lui, Elland se résout à apaiser sa vessie dans un recoin de la pièce. Au point où il en est, de toutes façons...

    C'est précisément à ce moment là que la lueur vacillante d'une torche danse sur les murs. Pris sur le fait, Elland se rajuste vivement et se retourne. Dans un silence parfait, la lourde porte de bois, massive, a tourné sur ses gonds pour laisser entrer ses geôliers. Le premier est jeune, et semble bien trop innocent pour exercer un tel métier. Mais ses prunelles reflètent toute la dureté de ses convictions : il ne se laissera pas amadouer. Lui ne bouge pas, se contente de tenir le feu bien haut. Son collègue ressemble déjà plus à l'idée que se faisait Elland de geôliers. Patibulaire, méchant, il s'avance d'un pas lourd sur la paille.


    - Je suis innocent ! Je n'ai rien fait !

    D'un geste vif, le geôlier attrape la matraque qui pend à sa ceinture, et l'abat sur l'abdomen d'Elland qui, gêné par ses liens, ne peut que reculer légèrement pour atténuer le coup. La douleur est pourtant effroyable. Lorsque le gardien marmonne qu'il est interdit de parler, le jeune voleur ne peut qu'acquiescer, le souffle coupé. Il devra garder ses protestations pour lui. Sans s'attarder davantage sur le sujet, le geôlier manipule les chaînes avec brusquerie, lui attachant les mains dans le dos. A ses chevilles, il réduit la longueur des entraves à quelques centimètres seulement, lui permettant tout juste de marcher. Puis d'une puissante poussée dans le dos, il lui intime l'ordre d'avancer.

    Sans un mot, les deux cerbères le guident entre les murs étroits et humides de la prison. Des dizaines de portes, jumelles à la sienne, percent le mur. Combien d'autres personnes souffrent des mêmes angoisses que lui derrière ces battants ? Combien sont à l'agonie dans l'indifférence la plus complète ? Tant bien que mal, ils parviennent jusqu'à une porte béante, s'ouvrant sur une salle où brûlent de nombreuses torches. Avec effroi, Elland détaille les lieux. Partout, des chaînes, des instruments de rétention. Une immense table est recouverte d'un drap noir, mais nulle curiosité ne vient titiller Elland. Des spasmes d'horreur convulsent son estomac. Une salle de torture.

    Indifférents, les gardiens s'avancent dans la pièce, tandis qu'Elland lutte pour ne pas céder à la panique. Arrivés devant un fauteuil en bois, trop simple pour être anodin, ils s'immobilisent. Avec des gestes efficaces, le même geôlier dénoue ses liens, d'abord les bras. Alors qu'il s'apprête à pousser violemment Elland sur l'assise du siège, ce dernier, dans un mouvement de panique, tente de fuir. Un geste d'esquive, rapide et vif. Un premier pas, loin des bourreaux. Un second. Un troisième, encore. Gêné par la courte chaîne, il s'effondre avant d'ébaucher le quatrième pas. Les gardiens sont déjà sur lui, matraque levée. Perdant toute retenue, Elland hurle à plein poumons. Recroquevillé sur lui-même, il crie sa douleur à chaque fois que la longue barre de bois s'abat sur ses bras, sur ses jambes. Il hurle sa terreur, à s'en arracher les cordes vocales. Mais ça n'apaise pas la fureur des cerbères, qui se défoulent sur lui avec un plaisir évident.

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    Un tonnerre d'applaudissements retentit sur la place, faisant vibrer le mur contre lequel Elland est adossé. Les troubadours reviennent plusieurs fois sur scène, sollicités par les encouragements de la foule. Puis les cloches de la Grand Tour Célestis annoncent minuit, sonnant l'heure du départ. Les premières familles regagnent la douceur de leur logis tandis que les artistes rangent leur matériel.

    A regrets, le voleur se détache de son mur, et s'éloigne, encore bercé par les histoires racontées. Il hâte progressivement le pas, impatient de retrouver Echidna et de partager avec elle la magie du moment. Et de lui soumettre son hypothèse : l'ombrelle qu'elle a mangé avait sans doute été ensorcelée par les Clamadinis. Il emprunte les ruelles désertes, peu désireux d'entendre les voix exaltées des enfants qui s'émerveillent encore du spectacle.

    C'est alors qu'il les entend. Des bruits de pas, lourds, menaçants. Manifestement, ceux qui le suivent ne cherchent pas à être discrets. Elland élimine donc la possibilité d'être poursuivi par des voleurs ou des assassins. Au pluriel, oui, car il y a, sans aucune doute possible, au moins deux personnes derrière lui.
    L'air de rien, il tourne à gauche, s'éloignant de son repère. Avec un peu de chance, ce n'est qu'un couple qui rentre chez lui après une soirée agréable dans l'une des tavernes de la ville. Ou d'autres spectateurs des troubadours; après tout, il y avait beaucoup de monde.
    A gauche à nouveau. Les pas le suivent toujours. Encore à gauche. Il tourne en rond, le bruit des semelles sur le pavé devrait s'éteindre.

    Mais ils sont toujours là. Pire, ils semblent accélérer. Il jette un rapide coup d'œil derrière lui. Deux miliciens, dont les armoiries brillent fièrement à la lueur de la lune. Son cœur bat si fort qu'il a l'impression que toute la ville peut l'entendre. Sa foulée s'allonge tandis qu'il tente de garder un air impassible. A droite maintenant. Les pas résonnent plus rapidement entre les murs délabrés. A gauche, sa foulée devient petite course silencieuse. Droite. Gauche. Regard en arrière. Ils sont toujours là et courent désormais.

    Retenant un juron, Elland s'élance. Il ignore ce qu'ils veulent, et à vrai dire, il ne tient pas vraiment à discuter avec eux. Il connaît la ville comme sa poche. Il sera facile de les semer, de disparaître. Les ruelles se succèdent rapidement, et il s'enfonce toujours plus dans les méandres de la ville. Avant de tourner au coin d'un bâtiment, il jette un regard derrière lui. Les miliciens sont cramoisis, suants et ahanants, mais ils sont toujours là. Charogne ! Ne vont-ils jamais le...

    Le choc est si violent qu'il se retrouve le derrière par terre, le souffle coupé. Face à lui, deux autres gardes se dressent, tout autant surpris. Deux devant, deux derrière. La situation se complique. Elland tente de se relever, de fuir encore. Du coin de l'oeil, il aperçoit un bouclier en bois, aux nobles armoiries, s'approcher dangereusement de son crâne. Sans pouvoir esquisser un geste de défense, il sombre dans le néant.


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  • - Je vous parle d'un temps où Rivemorte n'était qu'une humble bourgade. De maigres pieux faisaient office de remparts et les maisons étaient en boue et herbes séchées. Il n'y avait point de capitale, alors, et les clans se déchiraient pour quelques lopins de terre.
    Je vous parle d'un temps où l'idée même de s'unir dans un seul et même pays faisait rire aux larmes le plus cynique des hommes.
    Je vous parle d'un temps où la vie était terriblement difficile. Malgré leurs efforts, les paysans n'avaient jamais la certitude de passer l'hiver sans essuyer une famine meurtrière. Les brigands attaquaient les voyageurs, car nulle patrouille n'assurait leur sécurité. Les épidémies foudroyaient autant les vieillards que les jeunes. Dans les veillées, au coin de l'âtre fumant, se murmurait que la vie était plus facile dans les villes.

    C'est ainsi qu'ils sont arrivés, portés par l'espoir. Ils étaient à peine une poignée, vêtus de haillons et faméliques. Dans les bras d'une femme, un nourrisson hagard scrutait les alentours, n'ayant même plus la force de pleurer. Les gardes butaient sur leur nom, et le déformaient sans cesse.
    Avec entêtement, ils ont bâti leur propre chaumière, dont les murs étaient si fins qu'ils tremblaient au moindre vent. Les hommes ont offert leur force et leur endurance pour travailler dans les forges, dans les champs et dans les menuiseries. Les femmes, à l'abri des regards, ont perpétué leurs traditions et leurs savoirs. Car s'ils n'avaient aucune richesse matérielle, le don qu'ils cachaient valait mille trésors.

    Il s'apprenait de mère en fille et restait soigneusement tu : personne n'aurait pu comprendre qu'elles pouvaient donner vie aux objets et les commander. Oh, bien sûr, elles avaient essayé d'expliquer, de rassurer, mais l'ignorance apporte la méfiance. Et la méfiance entraînait bien souvent la mort à cette époque.
    Nul ne sait quel procédé elles utilisaient. Nous ignorons tout de ce don. Seules, les conséquences visibles peuvent nous aider à imaginer ce dont elles étaient capables.


    Le narrateur s'interrompt et recule lentement à l'arrière de la scène. Les autres musiciens arrivent, ainsi qu'une magnifique jeune femme, vêtue d'une robe rouge écarlate.
    Les instruments, dont Elland ignore jusqu'à leur nom, prennent vie sous les mains agiles des musiciens. La chanteuse s'avance, et d'une voix plus pure qu'un ruisseau de montagne, entame le chant. Un chant terriblement triste, narrant la vie de l'époque. Malgré lui, Elland sent son cœur se serrer à l'évocation de ce quotidien. Le conteur reprend sa place alors que la demoiselle s'efface, et poursuit son récit :

    - Pauvres, ils l'étaient assurément. Cette vie plus facile qu'ils avaient rêvée n'était pas au rendez-vous. Mais pour rien au monde ils ne seraient retourné dans leur campagne. Alors ils ont lutté, jour après jour, pour survivre jusqu'au lendemain.
    Jusqu'au jour où un vieil homme est venu en ville, surgit de nulle part. Lui aussi avait un don fabuleux mais il n'hésitait pas à s'en servir. Il allait de chaumières en taudis, offrant son don de guérison contre un repas. Peu à peu, la rumeur s'est répandue : un homme pouvait tout soigner, d'une petite entaille aux maladies les plus graves. Cet homme a connu un succès immense, tous accouraient pour l'inviter à visiter un parent souffrant. Ils ne comprenaient pas les incantations qu'il récitait, ils ignoraient la signification des marques qu'il traçait sur les corps pâles. Mais à vrai dire, ils s'en moquaient bien : ils souhaitaient uniquement la guérison.
    Alors d'autres se sont révélés au grand jour. Un homme, palefrenier de son état, qui parlait aux animaux et les apaisait. Une femme, belle comme une nuit d'été parsemée d'étoiles, chassait les mauvais esprits qui empoisonnent les rêves et menacent de faire basculer leurs victimes dans la folie. Une enfant, chétive et triste, pouvait prédire l'avenir proche.

    En ces temps difficiles, ces manifestations de magie rassuraient la population, quand bien même elles n'étaient parfois que supercheries. Des arnaques, il y en a eu, oui, sans aucun doute. Mais grâce à ces pionniers, la magie est entrée dans la vie quotidienne, comme échappée des contes de fées.
    Alors, les Clamadinis ont osé se révéler à leur tour. Les femmes enchantaient les outils, des balais aux marteaux, et leur donnaient une vie propre. Ainsi, le bûcheron pouvait prendre un peu de repos tandis que sa hache fendait du petit bois. Les femmes pouvaient s'occuper de leurs nouveaux-nés pendant que le balai nettoyait le sol. Le boucher pouvait servir ses clients pendant que son couteau désossait les carcasses.

    Dans leur grande sagesse, les femmes savaient que leur don attisait la facilité et la paresse. Elles avaient toujours pris garde à ne point en abuser, à enchanter les outils uniquement en cas de force majeure. Aussi sélectionnaient-elles soigneusement les bienheureux qui pouvaient prétendre à la possession d'un objet animé. Le but des enchantements n'était pas de leur faciliter la vie, mais de rendre leur enfer quotidien un peu plus supportable.


    La jeune chanteuse revient sur scène, et entourée des instruments mélodieux, entonne une comptine. Elle parle de ces hommes et femmes, à la vie difficile mais qui retrouvent l'espoir grâce aux objets animés. Elland connaissait cette comptine, car sa mère la chantait régulièrement à son petit frère, mais il ignorait qu'elle faisait référence aux Clamadinis. Alors, retombé en enfance, il fredonne à mi-voix cette chanson magnifique sans quitter la chanteuse des yeux. La mélodie prend fin trop rapidement et à nouveau, l'orateur reprend la parole :

    - Grâce aux dons, en nourriture ou en argent, des gens qu'ils aidaient, les Clamadinis ont pu quitter leur taudis, et s'installer dans une maison en dur. Au fil des années, les traditions se sont perpétuées, et leur aide s'est développée. Rivemorte s'agrandissait, repoussant sans cesse les maigres remparts pour laisser la place à de nouvelles chaumières. Les clans, enfin, se sont mis d'accord et les guerres ont cessé. Mais la paix n'a pas fait diminuer le nombres de personnes qui se pressaient devant la demeure des Clamadinis.

    Après quatre générations, le cours des événement a changé. Les femmes se sont habituées au confort qu'elles avaient, les hommes les pressaient d'accepter plus de commandes pour asseoir leur situation, pour agrandir la maison, pour acheter de nouveaux biens. Et peu à peu, insidieusement, les Clamadinis n'ont plus été aussi regardants. La cupidité a remplacé la méticulosité, souillant de ce fait la magie. Et ces objets, convaincus de leur utilité, qui se donnaient corps et âmes sans rechigner, ont repris leur liberté. Ils étaient toujours animés, bien sûr, mais ne se soucient plus réellement de leur propriétaire. Ils agissaient à leur guise. Ainsi, le balai a commencé par briser de la vaisselle, renverser des chaises ou éparpiller les détritus. La hache s'est mise à fendre le bois en copeaux, puis elle s'est attaquée aux outils du bucheron endormi. Quelques objets ont été retournés aux Clamadinis, mais les femmes ne se sont pas remises en cause, et ont enchanté d'autres objets pour satisfaire leurs clients.
    Alors le balai est devenu plus agressif. Il a chassé l'enfant capricieux, à grand renfort de coups de paille dans le derrière. Il a assommé la mère paresseuse. Il a balancé le foin dans l'âtre. La hache, elle, a pourchassé le bucheron, réveillé en sursaut, dans la forêt et jusque dans les villages qui la bordent. Ces enchantements, qui autrefois suscitaient l'envie, étaient devenus terrifiants. Les propriétaires les ramenaient au luxueux manoir des Clamadinis, à la fois effrayés et mécontents.

    Nul n'est à blâmer, dans cette histoire : ni les femmes trop conciliantes ni les hommes cupides, pas même les clients demandeurs. Car en vérité, les guérisseurs avaient fauté, eux aussi, et dépensaient autant leur magie dans les soins que dans l'embellissement des coquettes. Ceux qui prédisaient l'avenir avaient des intérêts dans les maisons de pari, et utilisaient leur don à des fins vénales.

    L'argent et l'orgueil des Hommes ont corrompu la magie. Alors elle les a abandonné. C'est pourquoi aujourd'hui, il ne reste nulle magie sur nos terres.
    La famille Clamadinis, ruinée, a dû fuir la population, terrorisée par leurs objets, qui pensait que les occire pourrait mettre un terme à l'enchantement. Ils sont exilés, dans un endroit connu d'eux seuls.
    Ainsi s'achève l'histoire de la famille Clamadinis, portée au sommet par la magie, annihilée par la cupidité.
    Ainsi s'achève mon récit, mes amis. Méditez-le, car ces faiblesses peuvent atteindre tout un chacun. Si vous les croisez un jour, ne leur jetez pas la première pierre, car qui sait si, dans leur situation, vous n'auriez pas réagit de la même manière ? Ce récit est terminé, mais ne partez pas maintenant, car Lucia va vous interpréter une ballade fabuleuse !


    Le temps d'un battement de cil, et la chanteuse a pris place sur scène. Autour d'elle, les musiciens s'installent dans un silence concentré. Les premières notes s'envolent, captivant le jeune voleur. Plus rien n'existe que cette voix et l'histoire qu'elle raconte.
    Il ne remet un pied dans la réalité que lors de la courte pause qu'elle prend pour boire un verre d'eau. C'est à ce moment là qu'il réalise la présence des deux gardes, tout proches de lui, qui le regardent avec insistance.


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  • L'enseigne se balance lentement au gré de la bise fraîche de cette fin de printemps. De la porte ouverte s'entend le battement régulier du marteau sur le cuir. Un semblant de sourire revient sur le visage d'Elland. Lorsqu'il franchi le seuil de la petite boutique, le colosse est en sueur, affairé sur une paire de bottes. Dès qu'il aperçoit le voleur, il s'arrête et sourit. Un simple sourire, et un éclair de soulagement dans son regard : ce sont les seuls sentiments qu'il exprimera. Puis, comme s'il ne s'était pas passé un mois depuis le départ d'Elland, il l'entraîne dans l'arrière-salle pour lui offrir une chope d'hydromel. Elland l'observe lorsqu'il verse le précieux breuvage. Il a maigri et de sombres cernes marquent son visage. Ils devisent un moment de la pluie et du beau temps, de la qualité de l'hydromel et des belles filles. Puis, lorsque Thémus leur sert une seconde tournée, ils abordent les sujets qui les préoccupent. Les affaires ne vont pas fort, pour Thémus. La plupart des habitants du quartier ont grandement réduit leurs activités, et craignent de sortir après la tombée de la nuit. De nombreuses rumeurs courent sur les agissements de la milice, qui se soucie bien peu de la réelle culpabilité des gens qu'elle arrête. Après tout, il leur faut des coupables, non ?

    En cette période de crise, les clients n'osent plus acheter, et les produits de Thémus, légaux ou non, ne partent plus. Mais les patrouilles se font plus rares, depuis quelques jours, et les arrestations se comptent désormais sur les doigts de la main. Le gouverneur est très fier d'avoir nettoyé la ville et parade dans les rues, crânement, sous l'oeil indifférent de la population. Le cordonnier ne s'étend pas sur les difficultés qu'il a rencontré, trop pudique et trop fier pour le faire. Mais il annonce l'arrestation de nombreuses connaissances d'Elland, souvent des personnes à qui il revendait certains objets, ou des voleurs connus dans le petit cercle des hors-la-loi. Non pas que ça le chagrine particulièrement, il ne les connaissait quasiment pas. Et s'il se garde bien de nouer des relations plus étroites avec eux, c'est aussi pour cette raison. Mais ça rend la menace si réelle !

    Elland lui raconte rapidement, à sa demande, ce qu'il s'est passé de son côté durant le mois écoulé. Il garde cependant les moments passés avec Ménandre pour lui, comme un trésor qu'on conserve caché à l'abri des regards indiscrets. Puis, d'un air qui se veut indifférent, il demande :


    - Dis-moi, Thémus, toi qui connait tout le monde ici, tu te rappelles d'une jolie blonde qui vendait des draps sur le marché ?

    Le sourire du cordonnier prouve que son air n'est pas aussi indifférent que voulu. Il lui demande des précisions supplémentaires, qu'il écoute attentivement, avant de répondre :

    - Je vois. Joli brin de fille, en effet. Elle travaille pour le drapier Monrand.
    - Tu sais où est son atelier ?

    Le sourire de Thémus se fait plus large, et il lui donne l'adresse sans rechigner. Pourtant, dans ses yeux brille la question qu'il n'ose pas poser, et Elland se sent obligé de répondre :

    - On m'a dit qu'elle était partie. Et … enfin, j'aurais voulu pouvoir la saluer une dernière fois.
    - Elle te plait vraiment ?

    Elland hoche simplement la tête en guise de réponse et sent ses joues s'enflammer. Malgré sa curiosité, Thémus n'insiste pas. Il sait qu'Elland lui en parlera s'il le souhaite. Et il sait surtout que s'il pose trop de questions, le voleur va se braquer et se murer dans un silence obtus. Une ultime tournée d'hydromel achève la bouteille, tandis qu'ils parlent de sujets moins personnels. Lorsqu'ils se séparent, seule une accolade plus longue que d'habitude exprime leur soulagement et leur amitié.

    Pour un oeil néophyte, Elland met à profit le reste de l'après-midi pour flâner dans les rues de Rivemorte, déambulant, le nez en l'air, entre les quartiers pauvres et les quartiers plus favorisés. En réalité, il redécouvre sa ville : son regard acéré repère l'emplacement des gardes, l'absence de certains hors-la-loi. Il repère aussi l'activité qui règne autour des plus riches demeures de la ville, puis s'éloigne jusqu'au quartier un peu moins aisé, mais aussi moins surveillé.

    Il ne s'arrête que lorsque le soleil disparaît à l'horizon, attiré tel un animal curieux par le doux bruissement d'une activité hors du commun. Sur la place du marché, les étals ont disparus. Les marchands sont rentrés chez eux et les femmes sont allées préparer le dîner. Adossé contre le mur d'un immeuble anonyme, il observe cette place qu'il connait tant s'animer doucement à mesure que les troubadours installent leur scène. Les plus jeunes installent des chaises, pour les spectateurs à venir, tandis que les hommes, torses nus et en sueur, portent les lourdes planches qui serviront d'estrade. Non loin, les musiciens accordent leurs instruments et un homme fait les cent pas, engagé dans un monologue. Fasciné par ce ballet incessant, le voleur ne prête pas attention à son estomac affamé. Et bientôt, hommes, femmes et enfants s'approchent dans un joyeux chahut pour assister à la représentation.

    L'homme qui monologuait s'avance sur la scène, simplement vêtu d'une chemise et d'un pantalon de lin écru. Autour de son cou, une étoffe pourpre montre son appartenance au plus célèbre clan des troubadours, les Raconteurs Fous. Le murmure de la foule s'est tu, et tous ont les yeux rivés sur le narrateur. Lorsqu'il prend la parole, sa voix grave et claire s'entend jusqu'au bout de la place.


    - Oyez, oyez, gentes damoiselles, gentes dames et gentilshommes. Nous autres, les Raconteurs Fous, avons affronté mille périls, du chemin enneigé aux patrouilles de gardes, pour faire parvenir à vos oreilles avides nos histoires.

    Elland regarde, amusé, les enfants aux yeux émerveillés qui fixent l'orateur sans ciller. Les parents, eux, semblent captivés par cette présentation. A cet instant, même un manchot pourrait les dépouiller sans qu'ils s'en aperçoivent. Elland observe plus attentivement le public, hésitant : sont-ils assez riches pour qu'il ose mettre à profit les enseignements de Ménandre ? Mais alors qu'il est sur le point de s'approcher d'une belle femme mûre, aux riches atours, un mot retient son attention :

    - … Clamadinis. Oyez, braves gens, le récit de l'ascension de cette famille, jusqu'à sa chute.

    Oubliées les idées de larçins, oubliée l'observation du public. Elland se laisse glisser contre le mur, jusqu'à s'asseoir par terre. Désormais, toute sa concentration va au troubadour. Clamadinis : l'ombrelle hantée. Un musicien s'est avancé sur la scène et de son luth s'envole la mélodie qui appuie les paroles du conteur.


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  • A regrets, Elland met fin à l'accolade, et salue une dernière fois Ménandre. Il ne se retourne pas avant de partir, il a bien trop peur que ce soit la dernière fois qu'il le voit. Echidna, qui a perçu son trouble, vient frotter ses cornes contre la hanche du voleur et parvient à lui tirer un maigre sourire.
    Dans les grottes, l'agitation règne. Pèire est débordé, et court d'une gargouille à une autre. Inutile d'aller le déranger. Quant aux autres... qu'importe !

    Sur les berges du lac, il demeure un instant immobile, comme pour s'imprégner une dernière fois de ce paysage magnifique, et somme toute apaisant. Près d'un mois s'est écoulé depuis son arrivée ici, et le temps qui court rogne sur sa patience. Il peut sentir son avancée, presque physiquement, tant il a envie de rentrer. Cette bagarre est une excuse idéale, d'autant plus qu'il est parfaitement conscient qu'elles recommenceront, et qu'il sera plus difficile de les stopper désormais. Et qu'importe ce qu'il se passe en ville, il saura passer entre les mailles du filet.
    Il grimpe agilement sur le dos d'Echidna, passe les bras autour de son cou puis ils prennent la direction de Rivemorte. Le trajet lui paraît terriblement long : de lourds nuages menaçants masquent la lune et l'obscurité l'empêche de se repérer. Même s'il n'est pas vraiment croyant, il prie pour que le sens de l'orientation de sa complice ne lui fasse pas défaut.
    Après ce qu'il lui semble être une éternité, ils arrivent enfin en vue de la Grand Tour Célestis. Encore une poignée de secondes de vol, et Echidna atterrit souplement sur le toit d'ardoises qui jouxte sa tanière. Un large sourire aux lèvres, il inspire profondément, heureux d'être de retour dans sa ville qu'il n'avait jamais quitté aussi longtemps. Contenant son impatience, il flatte longuement l'encolure d'Echidna puis applique délicatement un peu d'onguent sur ses blessures.
    Enfin, il se glisse par la lucarne, et pénètre dans son antre. Rien n'a bougé, si ce n'est la fine couche de poussière qui s'est déposée sur les meubles. Le cheveu qu'il avait mis en travers de la porte est toujours intact, signe que personne ne l'a ouverte, mais il vérifie quand même, par précaution, que ses autres pièges ne sont pas actionnés. Personne n'est venu. Parfait. Il range ses possessions et va s'écrouler sur son lit, ravi d'être de retour.

    C'est presque guilleret qu'il descend la façade de l'immeuble, le lendemain, alors que la Grand Tour Célestis annonce les deux heures de l'après-midi. Il s'est fait beau, et il a même dompté ses cheveux pour cette rencontre qu'il attend impatiemment. D'un pas joyeux, il se rend jusqu'au marché et achète une jolie brioche, parfaitement dorée et à l'odeur alléchante. Et c'est avec un sourire radieux qu'il s'avance entre les étals pour rejoindre celui qui l'intéresse. Mais il a beau scruter, point de drapière en vue. A sa place, une espèce d'affreux bonhomme hirsute et bedonnant. Déçu et inquiet, il reste de longues minutes immobile devant les rouleaux de tissus. Jusqu'à attirer l'attention de l'homme.


    - J'peux vous aider ?

    Le ton n'a rien d'aimable. Elland se demande fugitivement comment un tel homme peut se prétendre vendeur. Il hésite un instant à l'interroger, bien conscient que ce genre d'individu n'aime pas spécialement rendre service. Mais il doit savoir. Alors, prenant son courage à deux mains, il lui demande :

    - Où est la vendeuse habituelle ?

    L'homme le dévisage avec un air mauvais et franchement suspicieux, si longtemps qu'Elland se résigne à ne jamais avoir de réponse. Autour de lui, les gens vaquent à leurs occupations sans se douter du drame qui se joue. Finalement, dans un reniflement méprisant, l'homme répond un succinct « L'est partie. Reviendra plus. » avant de s'intéresser à son inventaire. Le voleur avale difficilement sa salive et s'éloigne. Il n'en saura pas plus.

    C'est dans un état second qu'il traverse les allées. Sa drapière est partie. Il ne la reverra plus. Comment a-t-elle pu s'en aller sans lui en parler avant ? Croit-elle que personne ne se soucie d'elle ? Agacé, il donne un coup de pied dans un fruit trop mûr jeté par un marchand. Mais pouvait-il lui demander de rester alors même qu'ils ne se sont quasiment jamais parlé ? Elland ronchonne à mi-voix, bien obligé d'admettre que non, il ne pouvait rien lui demander. Mais il pourrait essayer de la retrouver. Sauf qu'il ne peut pas la courtiser, car il n'a rien à lui offrir : ni sécurité, ni bonne réputation.
    Ses pas l'ont conduit jusqu'à l'Hermine Affamée, suivant sans doute les instructions de son estomac. Une nouvelle surprise l'attend. Une mauvaise, encore. A croire qu'il aurait mieux fait de rester couché. La porte et les volets de la taverne sont clos. Définitivement clos, d'après le mendiant qui est assis le long du mur. A cause du nettoyage en règle de la ville, les clients ne venaient plus chez Alvin et il a dû mettre en vente l'Hermine. Pour le remercier de ces informations, Elland lui donne la brioche, n'ayant plus aucun appétit, et s'éloigne. Il redoute la prochaine visite, et songe même à rebrousser chemin, tant il craint que la loi des séries ne s'applique aussi à la cordonnerie de Thémus. Mais il doit en avoir le cœur net. Alors, résolu, il s'avance vers la ruelle.

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