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    Le réveil est difficile, pour le jeune voleur. C'est avec un arrière-goût amer qu'il se prépare et qu'il traverse le marché habituel. Il ne saurait expliquer cet étrange sentiment qui l'habite depuis qu'il est rentré chez lui hier. La coïncidence des armoiries le trouble, évidemment. Mais il ignore comment trouver les réponses aux multiples questions : il ne peut tout de même pas aller dénicher les Clamadinis dans leur exil pour leur demander ce qu'ils savent d'une ombrelle maléfique ?
    Et puis, il y a cette femme, dans le médaillon, au regard troublant. Elle l'a poursuivi jusque dans ses rêves sans lui laisser une minute de répit. Et maintenant, alors qu'il se coule entre les badauds et qu'il salue la drapière qui rougit, comme d'habitude, il en viendrait presque à regretter son geste. Pourtant, il en a chapardé, des breloques, et certaines même plus précieuses encore. Il est entré dans l'intimité de nombreuses demeures, fouillant sans scrupules leurs possessions les plus personnelles. Alors pourquoi cette fois, il a tant de mal à le vivre ? Parce que ce sont les derniers fragments d'une vie noble et fière ? A cause du regard de la femme du médaillon ?

    L'Hermine Affamée est déserte quand il y pénètre. Alwin est égal à lui-même, et ne lui décroche pas un mot en le servant. Qu'importe, Elland n'est de toutes façons pas d'humeur à discuter avec lui. Il s'est installé à la table du fond, et s'est plongé dans ses souvenirs. Moerteg. Ce même goût amer lui avait serré la gorge après le vol d'une vieille femme, d'apparence riche et noble. Ils en avaient ri à gorge déployée, dans leur repaire, un simple passage souterrain que personne n'empruntait jamais. Ils étaient fiers d'eux car leur rapine avait rapporté pas mal d'argent. Pour le gamin des rues, ça signifiait plusieurs repas décents, et peut-être même quelques nuits au chaud dans une auberge. Et pour Elland, c'était un exploit de plus à accrocher à son tableau de chasse, et un sacré pied-de-nez au paternel, qui nourrissait l'espoir de voir ses fils suivre sa trace. Et pourtant, quand il avait pris le chemin du retour jusqu'à la garnison, ce fameux goût amer lui avait rempli la bouche jusqu'à sécher toute salive.
    Et à peine arrivé chez lui, il avait compris. Son paternel l'attendait devant la porte, furieux. Dire qu'il avait passé une abominable fin de soirée serait un euphémisme. Et ce n'était qu'un début.
    La vieille femme s'était plainte à la garde, en fournissant une description détaillée et terriblement précise de ses voleurs. Et le paternel n'avait pas tardé à faire le rapprochement avec les sorties de son rejeton. Le lendemain, Moerteg fut arrêté. Par peur des coups et des geôles, il avait rejeté toute la faute sur Elland. Après une correction dont il en garde encore les traces aujourd'hui, son père l'avait jeté à la rue, en le menaçant du pire s'il osait revenir. Ce fut son ultime pied-de-nez au paternel. Et la dernière fois qu'il se lia d'amitié à un être doué de parole.

    Alwin vient récupérer l'assiette désormais vide, sa manière polie de dire qu'il est temps pour Elland de libérer la table et d'aller traîner sa carcasse ailleurs. Maugréant, Elland sort de l'auberge, et se fond dans la masse de badauds et de chalands. Puis, flânant dans les ruelles, il se rend jusqu'à la minuscule boutique d'un cordonnier. Il en salue le propriétaire d'un geste de la tête avant de s'aventurer dans l'échoppe. Thémus, le propriétaire, est un solide gaillard de près de deux mètres, aux larges épaules. Son visage rude est en permanence plissé par des rides de mécontentement sur le front. Une épaisse moustache, aussi brune que ses cheveux courts, vient compléter l'image de cet avenant commerçant. A dire vrai, la première fois qu'Elland l'a vu, il a fait demi-tour. Parce qu'il fait vingt centimètres de moins que lui, et qu'il pèse sans doute une centaine de livres de moins, il ne se sentait pas de faire des affaires avec un tel colosse. Mais à l'époque, il était enfoui dans les problèmes jusqu'au cou, et il n'avait pas grand chose à perdre. Thémus fut une bonne surprise : peu commode, certes, mais aussi honnête qu'un receleur peut l'être. Confectionner des chausses n'est qu'un simple passe-temps pour lui, et aussi une excellente couverture pour dissimuler des activités moins honnêtes.

    Thémus l'entraîne dans l'arrière boutique, et l'invite à s'asseoir. Autour d'un verre d'hydromel, ils discutent un moment affaire, avant que le cordonnier ne lui annonce :


    - C'est la pagaille en ce moment. A cause de la guerre au Sud. Du coup, les gens sont plus frileux. J'arrive déjà pas à vendre les autres bijoux. Faudra attendre avant que je t'achète les tiens.

    Elland hoche doucement la tête, avant de prendre une longue gorgée liquoreuse. Il cache toujours l'origine exacte des breloques qu'il ramène, même s'il se doute qu'un connaisseur comme Thémus peut aisément la deviner. Mais aujourd'hui, il n'a rien amené, il s'est contenté de décrire les bijoux. Et finalement, ce refus, ça l'arrange plutôt. Étrangement, il n'a pas envie de s'en séparer. Mais c'est la mine vaguement contrite du receleur qui lui met la puce à l'oreille. Ce colosse qui ne craint rien ni personne se dandine en se grattant le crâne, comme un gamin pris en faute. Aussitôt, Elland prend son air suspicieux, les yeux plissés et le menton en avant, et se penche vers Thémus.

    - Baliverne ! Tu affabules ! Les habitants de Rivemorte se fichent bien de la guerre au Sud. Elle ne viendra jamais jusqu'à la capitale, ils le savent très bien. Et quand même, ça ne les empêchera pas d'acheter des babioles discrètes pour pouvoir placer leur argent en sécurité.

    Le cordonnier pâlit, découvert, et toussote, gêné. S'il n'était pas si furieux de s'être fait mener en bateau, Elland le trouverait presque touchant. Mais il insiste :

    - Tu m'as menti, Thémus. Moi qui t'estimais honnête !

    Piqué au vif, ce dernier réplique :


    - Je le suis. C'est toi, avec ton caractère de cochon, qui me force à te mentir, sinon tu ne m'aurais jamais écouté !
    - J'écoute toujours les conseils. Dis-moi la vérité !


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  • Rivemorte, Chap.8

     

     

    - C'est de l'arnaque !!

    Bougonnant, Elland parcourt la longue pièce, lâchant généreusement une litanie de jurons. Il s'est donné tant de mal pour si peu !

    Mais alors qu'il s'approche de l'extrémité du grenier, il repère un placard, encastré dans le mur. Echidna l'a suivi, et le regarde s'agenouiller devant une nouvelle serrure. Il avale sa salive, conscient que son honneur est en jeu et qu'il ne peut pas se permettre d'échouer encore une fois. Mais ce verrou-là n'est pas maléfique, et il ne lui faut qu'une poignée de secondes pour réussir à le déverouiller. Sans un grincement, la porte du placard s'ouvre et révèle ses richesses. Plusieurs boîtes à bijoux, de nombreux paquets de lettres soigneusement emballés, un peu d'argenterie, et tant d'autres trésors !
    Sourcils froncés, il observe l'écusson qui orne l'une des boîtes à bijoux.


    - Je connais ces armoiries, Echidna. Je les ai déjà vues quelque part. Mais pas ici. A Rivemorte. Sur un objet... l'ombrelle !! L'écusson qui ornait l'ombrelle portait exactement les mêmes armoiries !

    Il se tourne vivement vers elle et poursuit sa réflexion à voix haute :

    - Mais que faisait cette ombrelle si loin du manoir ? Ça fait au moins dix ans que les Clamadinis ont fuit la région ! Pourquoi apparait-elle maintenant ? Pourquoi à Rivemorte ? Crois-tu que c'est un signe du destin ?

    Le regard que lui renvoie la gargouille est pour le moins dubitatif. Effectivement, si l'ombrelle était venue le chercher pour l'amener à ce trésor, elle ne l'aurait pas agressé comme elle l'a fait. Et puis, pourquoi s'intéressait-elle à lui ? Il secoue doucement la tête, et vide prestement le contenu des diverses boîtes, qu'il range dans ses poches. Il aura le temps de réfléchir à tout ça quand il sera en sécurité chez lui. Sans perdre une seconde de plus, il s'empare de tous les objets qu'il trouve. Il conserve également une petite boîte magnifiquement ouvragée, mais laisse les autres, trop volumineuses, dans le placard. Puis il en referme soigneusement la porte, espérant que personne n'aura l'idée de braver les ''esprits'' pour explorer les lieux, et s'emparer de ce qu'il reste du trésor.
    Puis, chargé comme un animal de bât, il redescend rapidement dans le jardin, suivi de près par Echidna. En quelques battements d'ailes, ils s'éloignent déjà du lieu du crime pour rejoindre leur antre. Ce succès chasse définitivement l'humeur morose du voleur, qui ne cesse de remercier la gargouille durant tout le vol, visiblement indifférent aux facéties de son amie.

    Enfin en sécurité dans sa chambre mansardée, il dépose son butin sur le lit. Echidna est repartie avec la bénédiction d'Elland. Cette fois encore, elle lui a rendu un sacré service. Il trie rapidement les bijoux, séparant ceux ornés de l'écusson et les autres, plus facilement revendables. Curieux, il examine chacun d'entre eux avec admiration. Comment se fait-il que les Clamadinis sont partis sans ces trésors ? Et pourquoi ne pas les avoir revendus quand ils avaient des problèmes d'argent ? L'or, l'argent, les diamants, et une multitude de pierres précieuses sont étalées devant lui. Certes, ils n'auraient peut-être pas pu régler tous leurs problèmes, mais la vente de ces babioles rapporterait une fortune ! Ses explorations s'interrompent soudainement lorsqu'il ouvre un petit pendentif en médaillon : à l'intérieur se trouve un portrait, minuscule, mais parfaitement conservé. Et la femme qui pose, il la connait, il en est certain. Du moins, ce visage lui dit quelque chose. Mais il a beau fouiller dans sa mémoire, il n'arrive pas à se souvenir de qui elle est.

    Au loin, les cloches de la Grand Tour Célestis sonnent les quatre heures du matin, lui faisant soudainement prendre conscience de sa fatigue. Il soulève une latte du plancher, et y dépose son butin, au côté d'une bourse bien rebondie : il n'est pas dépensier, et ses rapines lui rapportent beaucoup d'argent. A vrai dire, il pourrait ne plus voler pendant des mois sans avoir à se serrer la ceinture. Mais voilà, sans maraude, il n'est rien. Sa récolte du soir bien planquée, il va se coucher. Il gardera les plus belles pièces pour lui, c'est décidé. Et avant qu'il ne puisse formuler une autre pensée cohérente, il s'écroule dans les bras de Morphée.


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    Comme par enchantement, il retrouve le sourire, et un long frisson d'excitation remonte sa colonne vertébrale : il va s'amuser ! Ce manoir appartenait à la riche famille Clamadinis, aujourd'hui ruinée et exilée. Bien qu'il n'y ait plus grand chose dans les pièces inférieures, il reste toujours le grenier. Lors de sa dernière visite, il avait passé un temps fou à essayer d'amadouer la serrure afin d'y pénétrer, en vain. Echidna sait que ce défi lui changera les idée, et c'est précisément pour cette raison qu'elle l'a amené ici.
    Il ne craint pas de trouver les lieux saccagé : une terrible rumeur court sur ce manoir, comme quoi il serait hanté. Et ça le fait doucement rire. Car, malgré les heures qu'il a passé là dedans, et malgré la quantité indécente d'objets qu'il a pris pour les revendre, il n'a jamais eut le moindre problème. Il fait un clin d'œil à la gargouille avant de s'introduire dans la demeure. Les lieux n'ont pas changé : les lourds tapis sont recouverts d'une épaisse poussière qui n'en cache pas pour autant le luxe. Les tâches plus claires sur les murs sont témoins des tableaux qui ornaient le vestibule, avant la fuite des Clamadinis. Seuls les craquements des planchers rompent le silence religieux qui règne. L'odeur de renfermé le prend à la gorge les premières minutes, mais il s'y habitue très vite. Dans le salon, il n'y a plus rien à récupérer. Il ne reste qu'une misérable chaise, esseulée, dont la paille est en trop mauvais état pour que le plus stupide des voleurs daigne s'en encombrer.
    Sans perdre son temps à explorer les autres pièces du rez-de-chaussé qu'il sait vides, il grimpe rapidement les escaliers jusqu'à la porte close du grenier. Rien n'a changé. La fine corde de coton, quasiment invisible, qu'il avait tendu au ras d'une marche est toujours intacte, signe que personne n'a tenté de venir jusque là depuis son dernier passage. La serrure est toujours là, intacte, et elle le nargue méchamment.


    - Fais pas ta mijaurée, ma belle. Je t'aurais, quoique tu fasses pour me résister.

    Il lui décroche son plus beau sourire, et extirpe de ses multiples poches ses instruments de douce torture. Accroupi devant la porte, ses crochets bien en main, il entreprend minutieusement de faire céder l'ultime barrage. En vain. Le sourire enjôleur a cède sa place à un rictus sadique. Il l'aura !
    Et pourtant... non, il n'arrive pas à déverrouiller cette satanée serrure, comme si quelque chose d'anormal bloquait. Et alors qu'il la fixe avec son air le plus menaçant, il croit percevoir un sourire moqueur face à lui. Les doutes ne sont plus permis : elle se fiche de lui. Les yeux plissés, il la toise et assène :

    - Tu vas déguster, saleté.

    Il prend une longue inspiration, un peu de recul, et se jette sur la porte, épaule en avant. Et retombe misérablement sur le derrière, sans avoir ne serait-ce qu'ébranler la porte. Une bordée de jurons suit cet échec lamentable. Elland se relève en se massant l'épaule douloureuse, sous le regard goguenard de la serrure. Il examine les lieux afin d'y trouver une arme quelconque. Rien. Rien du tout. Piqué dans sa fierté, il ne prend pas la peine de descendre, sachant les autres pièces désespérément vides, et se penche à nouveau sur la serrure. Non, il n'y a rien à faire. Mais il refuse de laisser un vulgaire morceau de métal mettre à mal sa réputation. Bon, s'il n'y a rien dans la demeure, il y aura peut-être quelque chose dans le jardin ?

    Après un dernier regard menaçant en direction de la serrure victorieuse, il descend les escaliers puis s'aventure dehors. La lune est toujours aussi lumineuse, et lui permet de deviner les objets qui parsèment ce qui fut un magnifique parc. Il n'y a rien d'utile, à part quelques statues de pierres vieillissantes, qui risquent de se briser contre... Pierre !!


    - Echidna ?

    Un grondement proche le fait sursauter. Il la dévisage un instant, hésitant franchement à lui demander encore un service. Mais elle connaît ses secrets les plus intimes, et il lui voue une entière confiance. Alors, penaud, il lui demande :

    - J'aurais besoin d'un coup de main, ma belle. La serrure est inviolable.

    La commissure des lèvres de la gargouille se relève dans un sourire heureux, et elle s'élance dans la demeure. Elland a mis du temps à s'habituer à la grâce et à la souplesse de cette imposante masse de pierre. Il se précipite à la suite d'Echidna, impressionné par sa délicatesse : alors qu'il s'attendait à ce que l'intérieur soit ravagé par son passage, tout semble intact.
    Elle l'attend devant la porte, défiant la serrure du regard, qui soudainement n'en mène pas large. Arrivé à ses côté, le voleur l'interroge :


    - On dirait que quelque chose bloque la serrure et la porte. Tu as une idée pour rentrer ?

    Il se masse machinalement l'épaule toujours aussi douloureuse. Et comme si elle avait deviné la vaine tentative d'Elland, la gargouille sourit, presque moqueuse. Avant de s'élancer, tête baissée, sur l'huis de noyer. Et cette porte qui le narguait il y a peu gît désormais de guingois sur ses gonds, le battant réduit en petit bois d'allumage. Elland pousse un cri victorieux, tandis qu'Echidna l'attend au milieu des combles, l'air perplexe. Et le voleur en comprend rapidement la raison : le grenier est vide.

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    La lune se reflète sur les tuiles d'ardoises encore humides de l'averse récente. Echidna plane paresseusement au-dessus de la ville, avant de se poser gracieusement sur le toit de la cathédrale. Elland descend souplement, laissant sa main caresser la peau rugueuse de sa complice. Ils échangent un long regard puis elle reprend son envol pour vaquer à ses occupations. Elland se doute bien qu'elle va massacrer du bétail, voire même un innocent imprudent, qui serait sorti en cette nuit glaciale. L'ombrelle a été dévorée il y a trois jours, et, bien que statue le jour, la gargouille demeure un être vivant la nuit, ayant besoin de se nourrir. A dire vrai, il préfère ne pas s'attarder sur cet aspect de sa complice. Tout le monde a le droit à un peu d'intimité, non ?

    Assis sur le faîte du toit, les genoux ramenés contre lui pour préserver sa chaleur corporelle, il observe rêveusement la ville endormie. Rivemorte... Qui aurait pu prédire qu'il vivrait ici ?
    Il est né dans une petite bourgade, des dizaines de lieues plus au sud. Jusqu'à ses quinze ans, il a vécu à la caserne, grâce, ou à cause, de son paternel garde de la ville. Entouré de ses frères et soeurs, sous le regard bienveillant de sa mère, il avait tout pour être heureux. En théorie. Car la proximité de cette fichue garde lui donnait des angoisses insupportables. L'autorité, la loi, l'austérité, la rigueur qui contaminaient jusqu'aux draps de chacun des appartements de la caserne lui pesaient. L'oppressaient. D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours eu besoin de courir, de se faufiler à l'insu de tous dans les lieux qui lui étaient interdits. Très jeune, il avait commencé à ''emprunter'' de menus objets. Ce n'était pas leur valeur qui l'intéressait, ni même leur beauté. Pour dire, il avait même ''emprunté'' le ceinturon du garde en chef. Quelle rigolade, le lendemain, quand ses jurons avaient réveillé toute la caserne ! Enfin bref. Il ''empruntait'' uniquement pour sentir l'adrénaline se déverser dans ses veines comme un torrent fougueux. Pour se sentir vivant.

    Les nuages se déversent à nouveau sur Rivemorte, comme le reflet des émotions du voleur. C'était à cette époque qu'il avait rencontré Moerteg, son premier ami hors de la caserne. Il fréquentait les autres enfants de gardes, certes, mais finalement, l'austérité et la rigueur avait déteint sur eux, et il n'appréciait pas vraiment leur compagnie. Il avait rencontré Moerteg dans les rues, bien loin de la caserne, un soir où il avait faussé compagnie à sa famille. Elland s'était aventuré dans les ruelles sombres de la vieille ville, où il avait croisé cet enfant, à peine plus âgé que lui mais bien plus chétif, qui dormait sous un porche.

    Un bruissement d'ailes l'extirpe sans ménagement de ses souvenirs. Echidna vient se poser devant lui, et l'observe un instant, sourcils froncés, avant de s'approcher. Parce qu'elle a deviné sa peine, elle pose sa large mâchoire sur l'épaule du voleur et lui souffle doucement dans le cou, comme pour lui montrer qu'elle est là, et qu'elle ne l'abandonnera pas. Dans le secret des ténèbres, il laisse son chagrin s'exprimer sans honte.

    La gargouille attend patiemment, laissant parfois échapper un geste affectueux. Lorsqu'il se calme enfin, il lui raconte d'une voix rauque, brisée par les sanglots, sa rencontre avec Moerteg, leurs premiers pas l'un vers l'autre. Leur complicité, aussi soudaine qu'inattendue. Et rapidement, leurs tribulations, toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Comme si quelqu'un avait ouvert des vannes invisibles à l'oeil nu, ses souvenirs se déversent dans l'air nocturne sans répit.
    Echidna l'interrompt alors qu'il s'apprête à décrire les évènements qui ont mis fin à cette amitié. Elle a senti, dans sa voix déjà fragile, les prémices de futurs sanglots. Avec une douceur inouïe, elle l'attrape par le col, et le soulève pour l'installer sur son dos. Et d'un mouvement puissant, elle prend son envol.

    Cette fois, le vol n'a rien d'une promenade de santé. La gargouille prend un malin plaisir à raser les toits, à plonger de manière vertigineuse avant de se redresser lorsque le sol est si proche qu'il pourrait presque le toucher en tendant le bras. Tant qu'il se focalise sur son estomac, et qu'il lutte pour ne pas tomber, il ne pense pas aux mauvais souvenirs. Car elle les connait, ces mauvais souvenirs. Il lui raconte à chaque fois qu'il est mélancolique. Ce n'est certes pas fréquent, mais ce ne sont pas des histoires qu'on oublie. Elle ne le ménage pas un seul instant jusqu'à ce qu'ils arrivent devant un manoir qui semble abandonné, à quelques lieux de la ville. Elle se pose dans l'herbe humide, et le regard qu'elle lui lance semble rieur.


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    Les minutes s'égrainent lentement. La diablerie est solidement ligotée à l'aide d'une ceinture et d'une écharpe. Elle semble enfin avoir renoncé à toute agression. Elland ne peut s'empêcher de tourner autour d'elle en souriant, mauvais :

    - Ah tu fais moins la maligne, maintenant, hein ?

    Il se dirige vers une bassine d'eau, et nettoie rapidement le sang qui macule son visage, sans pour autant quitter le danger des yeux. Puis, toujours méfiant, il attrape son ennemie sans douceur, et la dépose sur le petit bureau. Et patiemment, minutieusement, entreprend d'arracher l'écusson doré à grand renfort de clou rouillé. Son imagination lui fait entendre les cris d'agonie de l'ombrelle, mais il se contente de sourire, satisfait de cette vengeance mesquine. Surtout qu'il pourrait bien en tirer un bon prix, si c'est vraiment de l'or. Nimbé par les rayons du soleil couchant, il examine l'objet, avant de le glisser dans sa poche. Alors il la récupère, se faufile par la lucarne, et s'installe sur le faîte du toit pour assister à la renaissance de son amie. C'est un spectacle dont il ne se lasse pas, malgré les années.
    Elle aussi est heureuse de le revoir, visiblement, car son premier geste est de voler vers lui, et de poser sa tête contre son épaule. Elland sourit, rassuré par sa présence. D'un coup de langue, elle nettoie son arcade sourcilière qui a souffert pendant le combat. Elland n'esquisse pas un mouvement, il sait que sa salive est cicatrisante. Sans plus attendre, il lui dit :

    - Tu m'as terriblement manqué aujourd'hui. Si tu avais été là, je n'aurais sans doute pas pris cette fichue babiole !

    La gargouille lui lance un regard interrogateur, auquel il s'empresse de répondre en relatant les évènements de l'après-midi, bien qu'il se garde soigneusement d'insister sur sa propre peur.

    - Et voilà, maintenant, elle est hors d'état de nuire. Mais que dois-je en faire ? Si je la remets en liberté, elle va récidiver, j'en suis persuadé. Et qui sait si elle ne s'attaquera pas à un enfant, ou à une jeune femme ?

    Echidna lui lance un regard railleur, puis, du museau, pousse l'ombrelle qui roule sur les tuiles jusqu'au chéneau.

    - Ou alors, il faudra la faire brûler. Mais ça ne sera pas discret... Or, je ne dois surtout pas attirer l'attention.

    La masse de pierre hausse les épaules. Elland peste à mi-voix. Et dire qu'il avait espéré qu'elle lui soit d'une aide quelconque ! C'est alors qu'elle attrape l'ombrelle entre ses crocs puissants, la mastique puis l'avale tout rond.
    Il en reste muet de stupéfaction. Puis, après quelques minutes, il secoue doucement la tête et gromelle :


    - Effectivement, vu comme ça...

    Il se lève, la rejoint, et sort l'écusson de sa poche.

    - Dis, tu crois que c'est dangereux de garder ça ? Parce que tu comprends, je pourrais en tirer un bon prix et …

    Il s'interrompt soudain en voyant sa fidèle amie approcher le museau de l'objet. Elle ne va quand même pas le manger ? Mais non, elle se contente de pousser sa main en direction de sa poche, ses prunelles reflétant une bienveillance sereine. Elle lui fait alors signe de monter sur son dos. Il n'hésite pas un instant tant il a besoin de se changer les esprits.

    A peine installé sur son dos massif, il se cramponne autour de son cou, habitué aux départs brusques et puissants. Mais elle semble avoir perçu son trouble, et vole lentement, sans chercher à lui faire peur. Il savoure enfin la soirée. La menace est éradiquée, Echidna est avec lui et Rivemorte somnole, vulnérable à leur cupidité.


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    Rivemorte, Chap.4

     

     

    - Sorcellerie!

    Elland recule d'un bond, nerveux, et fixe intensément l'ombrelle, la mettant au défi de bouger à nouveau. Mais, sournoise, cette dernière feint l'immobilité. Il jure entre ses dents, pourtant persuadé qu'elle a bien bougé, et que ce n'est pas uniquement l'effet de son imagination. Prenant son courage à deux mains, il s'approche lentement de la chose, méfiant, et du bout du doigt, la pousse légèrement. Rien. En proie à une réflexion intense, il se passe une main nerveuse dans les cheveux, sans la quitter du regard.
    Une solution. Il faut qu'il trouve une solution. Il grommelle entre ses dents, se maudissant d'avoir céder à un vil instinct, et d'avoir ramener cette diablerie dans son antre. Dans un sursaut d'orgueil, il se redresse et bombe le torse. Non mais ! Il ne va quand même pas se laisser intimider par un vulgaire bibelot pour femme, si ? Il est Elland, l'insaisissable voleur ! D'un geste ferme et assuré, il s'empare d'elle et la pose tout près de la porte, dans l'angle de la pièce. Et va s'installer à l'autre bout, sur son lit. Grignotant pensivement un morceau de pain, il cogite dur. Et sous ses yeux ébahis, il observe l'ombrelle glisser en direction de la porte, l'air de rien.


    - Où crois-tu aller ?

    Aussitôt, elle se fige et prend un air dégagé. Elland grogne avant de poursuivre :

    - On ne me la fait pas à moi. Je t'ai vue. Ainsi donc, ce n'est pas ton propriétaire qui t'as mise au milieu de la porte. Tu y es allée toute seule, comme une grande. Un acte héroïque.

    Cette fois-ci, il discerne très nettement sa fierté alors qu'elle se dresse bien droite. Il plisse les yeux, agacé.

    - Stupide babiole ! T'as échoué. Et tu es entre mes mains désormais. Crois-tu réellement que je vais laisser ton geste impuni ? Tu vas souffrir. Longtemps. Très longtemps.

    Enhardi par son propre discours, il se lève, bien déterminé à mettre ses menaces à exécution, et s'en approche sans trembler. Mais la garce lui plante son bout pointu dans le tibia, le faisant glapir de douleur. S'en suit une série de jurons qui feraient pâlir un charretier, alors qu'il se recule prudemment jusqu'au lit. Une fois à l'abri, il profère :

    - Tu ne perds rien pour attendre. La vengeance est un plat qui se mange froid. Tu verras, à la nuit tombée.

    Mais elle garde son air triomphant, visiblement insensible à la menace, le faisant rager de plus belle.

    La longue attente commence alors. Ils se regardent en chien de faïence. Seul le brouhaha de la ville rompt parfois le silence de la chambre. Le ciel s'assombrit peu à peu, lentement, bien trop lentement. Elland n'en peut plus de cette attente insupportable, d'autant plus que cette maudite babiole le nargue en bougeant de droite et de gauche.
    Il compte sur Echidna, bien sûr, pour qu'elle lui dise que faire, comment s'y prendre pour neutraliser cette menace. Elle connaîtra la solution, elle. Surtout qu'elle s'y connait en trucs qui sortent de l'ordinaire. Mais soudain, il lui semble entendre son rire guttural, nettement moqueur. Lui, avoir peur d'une ombrelle. Elle pourrait peut-être même le raconter aux autres gargouilles. La honte s'abattrait sur lui, et il serait marqué à jamais par le sceau de l'infâmie.

    Alors, faisant mine d'étudier les poutres du plafond, il s'approche discrètement de l'ombrelle, comme si de rien n'était. Et lorsqu'il n'est plus qu'à quelques pas, il se jette sur elle, les pieds en avant. S'en suit une lutte effroyable, ponctuée de cris de douleur et de gémissements de tissu, dans un nuage de poussière.

    Quand le calme revient dans la petite chambre, Elland est hirsute, un côté du visage en sang, et tient fermement, des deux mains, l'ombrelle d'apparence si inoffensive.


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    Le brouhaha du marché semble s'être tu, et seule reste l'odeur prenante des ordures qui jonchent la ruelle. Elle ! Gardant une bonne distance de sécurité, il examine attentivement le moindre de ses détails. Pas de doute, c'est Elle. Certes, elle est sur un tas d'ordure. Oui, c'est vrai, elle a l'air plutôt mal en point. Du bout du pied, il la tapote, mais elle reste inerte. Son tissu noir est déchiré, ses baleines tordues dans un angle improbable, mais c'est bien cette satanée garce qui a failli lui coûter sa tête ! L'écusson doré, gravé sur le manche, en est la preuve ultime. L'ombrelle maudite ! A nouveau, il s'assure d'un coup d'œil autour de lui s'il est bien toujours seul dans la ruelle. Et il se surprend à lever les yeux vers les toits, espérant une silhouette familière qui, d'un signe de la tête, l'inciterait à prendre cet objet, ou à le laisser sur place. Mais Echidna n'est pas là.

    Un nouveau regard torve en direction de l'instrument de perdition. Comment est-ce qu'elle s'est retrouvée là ? Son précédent propriétaire l'aurait jeté ? Mais pourquoi si loin de chez lui ? Intrigué, Elland se baisse, et attrape le manche entre deux doigts, la portant bras tendus, comme un objet contaminé par quelque terrible maladie contagieuse. Il a bien envie de la ramener chez lui, et lui arracher chaque morceau de tissu, un par un, lentement, sadiquement. De tordre encore les baleines, indéfiniment. De taper sans répit sur cet écusson doré qui le nargue. Pour la punir d'avoir alerté les gardes. Pour lui apprendre à se ficher dans les embrasures des portes quand sa place est normalement sur un porte-manteau.
    Il hésite un instant, immobile au milieu de la ruelle déserte et silencieuse. Ce comportement est puéril. D'abord, parce que c'est une simple ombrelle. Un banal objet qui ne peut pas ressentir la douleur, et qui ne pourrait certainement pas se placer sournoisement en plein milieu de son chemin juste pour lui empoisonner l'existence. Et puis, il ne s'est pas fait prendre, c'est l'essentiel, non ?

    Il prend une grande inspiration, scrute à nouveau les alentours, et esquisse un sourire proprement effrayant alors qu'il se remet en marche, l'ombrelle toujours en main. Dans un murmure sinistre, il profère :

    - Tu vas le regretter.

    Il s'attarde quelques instants dans la ruelle suivante, pour déloger d'une planche pourrissante quelques clous rouillés, puis s'engouffre à nouveau dans l'effervescence du marché, l'ombrelle plaquée contre lui, aussi discrètement que possible. Il s'arrête pour acheter du pain et quelques fruits grâce à la générosité de son donneur du jour, puis regagne rapidement l'abri de son repaire, perché sur les toits. Sa logeuse ne l'a jamais vu entrer par la porte principale, ni emprunter les escaliers. En réalité, il a posé quelques pièges au dernier étage, ainsi qu'à la porte. Depuis, le moyen le plus sûr pour accéder à sa tanière, c'est la voie extérieure.
    Encombré, il met un peu plus de temps pour grimper les quatre étages de l'immeuble voisin. Il ne jette qu'un rapide coup d'œil à Echidna : elle ne bougera pas avant plusieurs heures. Il se faufile par la lucarne, déblaye rapidement le petit bureau des babioles qui s'entassent, et y dépose l'ombrelle, tel un cadavre tout juste refroidi chez un croque-mort. Le pain et les fruits trouvent place sur la couverture de son lit. Les clous rouillés en main, il s'approche inexorablement de sa proie, bien décidé à lui faire payer l'affront au prix fort. L'écart se réduit, et bientôt la pointe meurtrière frôle le délicat tissu déjà si fragilisé. C'est alors que l'impossible se produit. L'ombrelle esquive l'attaque.

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  • Rivemorte, Chap.2

      
    Le soleil a déjà franchi son zénith lorsqu'il se décide enfin à sortir de sa tanière. Il s'est fait discret les deux derniers jours, suite au fiasco de sa dernière escapade. D'ailleurs, cette maudite ombrelle le poursuit toujours dans ses cauchemars. Mais que diable faisait-elle dans l'embrasure de la porte ? Qui est assez stupide pour poser des pièges aussi dangereux pour un voleur potentiel que pour sa propre famille ?

    D'un grognement agacé, il se faufile par la lucarne et s'étire dans les rayons du soleil. Le temps est doux pour le printemps, et il s'est contenté d'une chemise grise, agrémentée d'un nombre incalculable de poches, et d'un fin pantalon en laine noire. Respirant profondément l'air frais, il observe la ville qui s'étale sous ses yeux. Sa chambre, située au dernier étage du plus haut immeuble des bas-quartiers, donne directement sur les tuiles de l'immeuble voisin. Et personne ne peut le voir quand il paresse sur le toit, à moins de se tordre le cou.
    Plus loin, il y a les beaux quartiers, ceux où s'aventurer seul la nuit ne révèle pas un tempérament suicidaire. Ceux où les ivrognes sont emmenés directement en geôles, au lieu de décuver tranquille sur le pas d'une quelconque porte. Plus loin encore, le Palais Royal : splendide et majestueux. Et se dressant fièrement, plus haute que le plus grand édifice, plus belle que le Palais même, la Grand Tour Celestis, dont l'utilité exacte est plus secrète que l'âge de la Reine.

    D'un pas souple, il se dirige jusque vers la statue qui orne l'angle du bâtiment. Une gargouille, figée pour l'éternité dans une attitude grimaçante de douleur et de colère mêlées. Un nouveau grognement sourd jaillit de la poitrine d'Elland, alors qu'il s'approche doucement de la masse de pierre et qu'il pose une main douce sur son échine. Il déteste lire cette expression sur le visage pétrifié. Il aime tant la voir moqueuse, railleuse, complice. Pour les badauds, elle n'est qu'une gargouille figée dans l'éternité. Pour lui, elle est sa compagne la plus fidèle, la plus fiable. Et tous les jours, dès le lever du soleil jusqu'à ce qu'il aille enfin se coucher, Echidna redevient un bloc de pierre.


    - A tout à l'heure ma belle.

    Il se détourne d'elle, non sans regrets. Mais depuis le temps, il a bien compris que ses vociférations et ses suppliques n'y font rien. De pierre elle est, de pierre elle reste tant que le jour est là.
    Souplement, les gestes parfaitement maîtrisés à force d'habitude, il s'aide des pierres saillantes de la façade pour regagner la ruelle. C'est jour de marché aujourd'hui, il peut entendre les cris des chalands, la rumeur des mégères qui échangent les derniers ragots, les exclamations des gardes de la ville.

    Un léger sourire aux lèvres, il s'y dirige, heureux de s'immerger dans cette foule et de disparaître aux yeux des hommes. Elland se faufile sans mal entre les étals et les passants, évitant la plupart du temps les collisions,devenu une ombre insignifiante et se fraye un chemin jusqu'à l'autre bout du marché. Au passage, rite immuable, il sourit, charmeur, à la jeune drapière qui tient son étal. Et comme d'habitude, la jeune femme baisse la tête, laissant ses longs cheveux blonds couvrir son visage rougissant.

    C'est presque guilleret qu'il arrive enfin à l'Hermine Affamée, son second repaire. Une taverne sans prétention, pas vraiment propre mais la nourriture est bonne et peu chère. Et surtout, les clients ne sont pas curieux. Le tenacier, Alwin, est un homme sec et nerveux, qui le salue d'un simple geste de la tête. Elland va s'asseoir confortablement près d'une fenêtre. De là, il peut observer le va-et-vient des villageois, qui ont parcouru tant de chemin pour s'approvisionner en vêtements, outils, tissus et condiments. Un sourire indulgent flotte sur ses lèvres lorsqu'il regarde un jeune couple, se tenant par la main, faire les emplettes pour leur nid d'amour. Alwin vient déposer devant le voleur le plat du jour, un sombre ragoût aux allures peu engageantes, et une belle chope de bière. D'un geste nonchalant, ce dernier sort sa bourse et paie, puis en profite pour compter ce qu'elle renferme. A dire vrai, cette bourse n'est sienne que depuis qu'il a traversé le marché. Et il a bien gagné sa journée !
    Avec un sourire plus large encore, il s'attaque à la nourriture, bien meilleure qu'elle en a l'air, le regard toujours fixé sur le marché. Les commerçants, les bourgeois, les mères de familles et les filles de joie, qui dansent un ballet intemporel pour son plus grand plaisir.

    Son écuelle terminée, sa chope éclusée, il se lève, salue le tavernier et repart, le ventre plein. C'est la seule chose qui peut le faire sortir de chez lui. Avec l'excitation du vol, bien sûr. Il bifurque dans la première ruelle, histoire de ''renseigner'' un badaud qui se serait perdu, quand il La voit. C'est Elle, ça ne fait aucun doute. Les yeux plissés, il regarde à droite et à gauche, pour s'assurer que personne ne l'observe. Et discrètement, silencieusement, il s'approche d'Elle, méfiant.

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  • Ma meilleure amie ayant beaucoup aimé l'un de mes textes, elle m'a conseillé d'en faire une suite. J'ai pris le temps d'y réfléchir, de voir ce que je pourrais en faire, et j'ai fini par me décider. Je remets ici la première partie, issue d'un duel à la plume, afin de se remettre dans le contexte.

     

    Les jappements hargneux des chiens percent violemment la nuit. Aussitôt les cris de leurs maitres, les gardes de la ville, viennent compléter le vacarme nocturne. Puis ce sont les volets qui claquent contre les murs, actionnés par quelques habitants curieux, qui achèvent de rompre le calme. Et au milieu, à peine perceptible, le halètement rauque d'Elland, qui court à perdre haleine, comme s'il avait une cohorte de démons à ses trousses. Ce qui est d'ailleurs le cas.

    L'introduction discrète chez l'une des plus riches marchands de la ville s'est parfaitement déroulée. Trouver et forcer son coffre fort, aucune anicroche. Glisser sans bruit l'argent et les bijoux dans les nombreuses poches secrètes dissimulées dans sa chemise épaisse, aucun soucis. Repartir tout aussi discrètement sans se faire repérer... problème.

    Étrangement, les gardes en charge de la sécurité des plus riches avaient plutôt mal pris sa petite visite. Et ils avaient lâché leurs molosses, s'élançant à leur suite, afin de rattraper l'intrus, et de lui faire passer toute envie de revenir, définitivement si possible. Alors si Elland court avec tant de vigueur, ce n'est pas uniquement pour entretenir sa forme. Tout ça à cause d'une malheureuse ombrelle qui trainait dans l'embrasement d'une porte. Fichue babiole !

    Ses longs cheveux noirs fouettent son dos, comme un funeste présage de ce qui l'attend s'ils le rattrapent. A moins que le mouchoir noué autour du bas de son visage les empêche de le reconnaître. Mais pour ça, il faudrait qu'ils échouent toute capture. Elland s'enfonce dans les ruelles sombres, guidé par son instinct. Droite, gauche, droite, droite, gauche, droite. Les molosses sont toujours derrière lui, il les entend, il les sent, même s'il gagne peu à peu du terrain. Il est en train de se perdre dans le dédale, toujours plus sombre, toujours plus glauque, de la vieille ville.

    Et soudain, plus de détritus au sol, ni d'odeur putride. Un vaste patio s'ouvre devant lui, au jardin impeccablement tenu, éclairé par une myriade de torches accrochées contre les piliers des arcades qui l'entourent. Tout n'est que sérénité en ce lieu. Les yeux fièvreux, Elland s'immobilise, gêné de surgir ainsi, et de souiller le patio de sa présence. Où est-il ? Chez quel noble personne se trouve-t-il ? Mais le souvenir des chiens, bien trop présent dans sa mémoire, le fait à nouveau s'avancer et renoncer à toute curiosité. Il ne les entend plus, mais il sait bien qu'ils sont sur sa piste, et que ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils n'apparaissent ici. Silencieux comme la mort, il marche lentement jusqu'au centre du jardin. Une mare se discerne dans l'obscurité, et le chant des grenouilles berce la nuit. Tout autour, d'imposantes silhouettes se massent, comme pour protéger les lieux, perchées sur des blocs de pierre. Des gargouilles ! Elland s'approche, et soupire de soulagement. Au milieu des corps trapus, à l'épaisse peau graniteuse, il a reconnu Echidna. Elle est venue !! D'un pas étonnamment léger, elle rompt le rang, saute de son perchoir et s'approche de lui, avant de glisser sa tête massive contre sa main.

    - Echidna ! Je savais que je pouvais compter sur toi. Nous devons fuir, au plus vite !

    Aussitôt, la gargouille se positionne, et il monte sur son dos d'un geste souple. Sans plus attendre, elle déploie ses ailes, et d'une puissante poussée sur ses pattes postérieures, prend son envol. A l'instant même où les chiens des gardes entrent dans le patio. Elland prend rapidement de l'altitude, presque à la verticale, avant de survoler les toits. Les jappements s'éloignent, et les cris des gardes prennent de l'ampleur. Malgré lui, il enfonce ses ongles dans la peau rugueuse d'Echidna, contre-coup de la peur. Et oui, malgré les années de pratique, il a toujours un peu le vertige. Juste un peu. Dans un grognement sourd, la gargouille lui ordonne de se calmer. Alors il tente de profiter de la vision des toits faiblement éclairés par la lune, et de savourer sa chère liberté intacte. Mais c'est sans compter sa facétieuse monture. Les ailes déployées, Echidna se laisse porter par les courants d'air froid, rasant parfois les toits ou les plus hauts bâtiments, s'amusant visiblement des gémissements de son passager.

    Elle plonge soudainement, droit sur une terrasse, avant de se redresser d'un puissant mouvement d'ailes, laissant Elland le coeur au bord des lèvres. Ce qui pourrait être interprété comme un ricanement guttural se fait entendre, et la gargouille continue de plus belle à slalomer entre les obstacles, lui faisant même frôler du pied le calendrier solaire de la Grand Tour Celestis. Et lorsqu'elle se pose enfin sur un toit en pente légère, le voleur n'y tient plus, et répand le contenu de son estomac sur les tuiles d'ardoise. Echidna le toise, moqueuse, avant de lui tourner ostensiblement le dos.
    Pâle comme un linge, Elland murmure :


    - Oui, je sais. Tu détestes quand je me sers de toi pour m'enfuir. Mais je n'avais vraiment pas le choix, tu sais.

    Mais elle ne semble rien vouloir entendre, reprend son envol, pour aller se poser à l'angle du bâtiment et scrute la rue déserte. Maussade et humilié, il se glisse par la lucarne et saute souplement dans sa modeste chambre. Il éclaire une bougie, et dépose son butin sur la paillasse qui lui sert de lit.
    Maudites gargouilles ! Le secret de leur apprivoisement est  jalousement gardé par la guilde des voleurs et des assassins, car elles représentent un atout bien trop précieux pour le partager. Mais si elles peuvent se dissimuler à merveille dans la ville, et offrent un moyen de transport idéal, surtout en cas de fuite, elles s'avèrent être des compagnons pour le moins … compliqués à gérer. Moqueuses, facétieuses, caractérielles. Voilà comment il les qualifierait, s'il osait. Mais il ne sait que trop à quel point elles sont essentielles à leurs survies. Et puis, c'est sa plus fidèle compagne, celle qui ne le trahira jamais. Un mouvement à la lucarne interrompt ses pensées, et le calcul de sa nouvelle richesse. Echidna, venue se faire pardonner. Alors il caresse son museau, seule partie de son corps qui peu passer par l'ouverture, avant d'y poser un baiser.


    - Merci.


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