• La musique

     

    La pente est douce, parsemée d'herbes folles et de colchiques en fleur. Elle chantonne doucement, souriant des paroles d'espérance qu'elle murmure. Dans les replis de sa longue jupe aux mille couleurs, quelques pièces marquent la mesure. Lyubo et Yoshka plaisantent, la suivant de peu, les bras chargés de provisions. Dans leurs dos, leurs biens les plus précieux ponctuent leurs rires : sémistrounnaïa et violon.

    Les villageois leur ont réservé bon accueil, heureux d'entendre cette musique qui réchauffe les cœurs après un hiver trop long et trop vigoureux. Ils ont chanté, joué et dansé, tous les trois, partageant un peu leur jovialité. Trois étrangers, à qui on aurait refermé la porte au nez, au crépuscule, et qu'on accuse bien volontiers du moindre larcin dès qu'ils approchent. Mais des étrangers qui annoncent la fin de l'hiver. Des étrangers qui apportent saveurs d'ailleurs et un peu de rêve dans ce monde impitoyable. Ils font rire les enfants et glissent des étoiles dans les yeux des femmes, alors on les accepte le temps qu'ils restent. Et, ma foi, s'ils restent trop...

    Au sommet de la colline, Zéliona s'immobilise, faisant taire le cliquetis de ses innombrables bracelets. Ses deux frères la rejoignent très vite, rendus inquiets par son geste. C'est que la jovialité, ils la donnent, mais rarement la reçoivent en retour. Qu'une bande de méfiants se soit attaquée à leur campement pendant qu'ils étaient au village ne serait guère surprenant. Ça ne serait pas la première fois. Non, les roulottes sont intactes et se sont même multipliées.

    C'est avec un grand cri de joie que la jeune femme dévale l'autre versant de la colline, ses longs cheveux noirs battant le rythme de sa course folle. Lyubo et Yoshka se regardent en souriant, eux aussi ont reconnu les peintures qui ornent les roulottes, et allongent leur foulée. Plus bas, dans le cercle formé par leurs habitations, d'autres cris répondent à Zéliona.

    Ils s'étaient séparés avant que le froid hivernal ne rende les sédentaires méfiants : en ces temps de famine, il est plus sage de les aborder en petit nombre. Mais la nature qui s'épanouit à mesure que se rallongent les jours sonne le glas de leur séparation. Lorsque les deux frères rejoignent Zéliona, les retrouvailles se fêtent déjà dans les rires.

    Ils sont cinq, ces amis qui les ont rejoint, perpétuant l'amitié que se vouaient leurs parents respectifs. Des hommes et des femmes épris de liberté, toujours en mouvement, ne vivant que du spectacle qu'ils offrent aux villageois revêches : jonglage, chants et ballades. Ils se connaissent, tous les huit, depuis leur plus tendre enfance. Ils n'ont pas besoin d'interrompre leurs retrouvailles pour s'affairer. Avant que le soleil n'aille se cacher derrière la colline, le dîner mijote au coin d'un grand feu qui crépite joyeusement, participant lui aussi à cette douce symphonie.

    Le ciel s'enflamme des lueurs du crépuscule. Le repas expédié, Lyubo s'installe sur une pierre couverte de lichen et les premiers accords de sa sémistrounnaïa interrompent les bavardages. Zéliona, allant et venant comme un papillon tournant autour d'une lumière, s'approche de Dezso, un large sourire illuminant son visage. Le jeune homme, les yeux brillant d'un éclat sauvage, lui prend tendrement la main qu'elle lui tend. Sa chemise blanche en lin et son pantalon noir sont un étrange contraste avec l'explosion de couleurs sur les vêtements de la jeune femme.

    Les voix s'élèvent, d'autres instruments ont rejoint la sémistrounnaïa pour célébrer le rassemblement. Tous ont les yeux rivés sur Zéliona qui, les yeux fermés, danse de toutes ses forces. Sa jupe virevolte, ses longs cheveux tourbillonnent autour d'elle. Dezso n'est pas en reste, mais plus en retenue. Elle est le feu follet, il est l'arbre solide. Elle est sensualité, il est la force tranquille. Les voix se font plus puissantes, les instruments s'accélèrent. Le rythme s'emballe. Ils sont enfin réunis. Ils dansent et ils chantent. Ils célèbrent leur retrouvailles. Ils célèbrent la vie.
    « 10 000 au coeur de l'empire, Paul KearneyLe double à lire : bilan du mois de septembre »

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