• Le couple amoureux à l'adolescence

    Le couple amoureux à l'adolescence

     

     

    - Regardez comme ils sont mignons !
    - Oh ! C'est trop chou !
    Les deux profs gloussent, et je ne retiens pas le soupir d'exaspération qui monte en moi.

    15h29, comme tous les jours, je suis dans la salle de repos des enseignants pendant la récréation. Comme tous les jours, nous avons une vue imprenable sur les ados en rut qui s'explorent mutuellement les amygdales avec plus d'assiduité qu'ils n'en mettront jamais pour leurs leçons. Comme tous les jours, ces deux gourdes s'extasient devant ce spectacle pathétique.

    15h31, je jette d'un geste rageur mon gobelet de café dans la poubelle. Le miroir près de la porte me renvoie l'image d'un homme d'une trentaine d'années, au visage sévère et aux yeux bleus étincelants d'une colère froide. "Il pourrait être joli garçon, s'il n'était pas si détestable", voilà ce qu'une des sottes avait dit à mon sujet, croyant que je ne l'entendrais pas. Qu'elle aille se faire pendre. La porte de la salle des profs claque derrière moi, et je devine que mes collègues sont soulagés de me voir partir. Qu'ils aillent donc tous se faire pendre, tiens, on leur fera un prix de groupe.

    15h33, je traverse les couloirs presque déserts pour me rendre dans ma salle, sous les murmures et les regards en coin des quelques élèves présents. Ils sont si naïfs : ils croient qu'on ne les observe pas, qu'on ne sait pas quelles sont les amitiés et les inimitiés, qu'on ignore leurs pitoyables histoires de coeur. Je connais la réputation qu'ils m'ont fait, je sais qu'ils ne m'aiment pas. Ça tombe bien, moi non plus, je ne les aime pas.

    15h35, la sonnerie retentit. J'essaie de me préparer à l'arrivée massive des ados libidineux. Allez, plus qu'une heure. Les fayots rentrent en premier, comme toujours, et leurs voix mielleuses me saluent. Je ne réponds pas, je ne suis pas dupe. Arrivent ensuite les autres, bavardant, riant. Les couples se détachent difficilement dans un bruit spongieux que je peux entendre d'ici.

    15h38, les morveux ne se calment pas. Le tombeur de la classe ne lâche pas sa nouvelle conquête, et l'espace d'un instant, j'ai la certitude qu'il va lui faire un enfant sur les bureaux du fond de la classe. Je toussote, mais ils continuent de m'ignorer. Je sors de ma sacoche un paquet de feuilles, demande au lèche-botte du premier rang de le faire passer : s'ils veulent jouer à ça, je suis prêt. Ma voix couvre leur chahut en déclarant :
    - Interrogation surprise. Le thème : l'impact de l'import/export des mollusques sur l'économie française. Vous avez une heure.
    J'ignore les cris de protestations en restant stoïque. Qu'ils aillent tous au diable. C'est moi qui décide ici. Et puis, après tout, les feuilles qui passent dans les rangs recèlent toutes les informations qu'ils ont besoin de connaître. Ils n'ont plus qu'à faire marcher la masse informe qu'ils ont entre les deux oreilles, s'ils en sont capables, et faire une analyse. Je marche entre les rangs pour les surveiller, mais ces cancres ne sont pas fichus d'écrire quoique ce soit, alors se copier les uns sur les autres... Mon regard se porte sur le couple à l'écart. Bien sûr qu'ils sont isolés, à l'âge où l'amour se quantifie en litre de salive qu'on échange en public, ils font tâche, eux, à se tenir pudiquement la main et se cacher pour s'embrasser.

    16h14, ils sèchent sur leurs copies. Au moins, les corrections seront rapides. Je les observe, et je sais qu'ils ont autant envie que moi d'être là. Le lycée, c'est leur fléau. Si ça ne tenait qu'à eux, ils chercheraient frénétiquement un compagnon d'accouplement, guidés par leurs hormones en ébullition, ignorant tout le reste. Oh, bien sûr, ils enrobent cet état de fait en simulant des sentiments, en déclamant des mots d'amours aussi vides de sens que de sincérité, mais ce ne sont que des mensonges.

    16h25, je m'ennuie à mourir. Plus que cinq minutes, et je pourrais enfin rentrer chez moi. Le tombeur pourra copuler, le petit couple pourra se cacher pour s'embrasser, la majorité pourra se pavaner avec sa dernière prise de chasse au bras, et les fayots iront travailler leurs cours.

    16h30, la sonnerie retentit, synonyme de liberté pour tous. Les copies volent, les chaises raclent le sol, les cartables s'élancent sur le dos de leurs propriétaires, et comme après toute tempête, le calme finit par retomber. Je savoure cet instant, les yeux fermés, adossé à ma chaise. Je finis par me lever, je ramasse les copies, les range dans ma sacoche, et quitte la salle de classe. Deux formes s'agitent dans un recoin sombre du couloir. Comme s'ils ne pouvaient pas attendre de rentrer chez eux ! Je me fige en passant à côté d'eux : ce sont deux de mes élèves, deux garçons, qui cachent soigneusement leur relation. Ils se séparent vivement en me voyant. Le premier rougit violemment et baisse les yeux. L'autre me fixe du regard, presque comme un défi, pourtant je peux lire dans ses yeux qu'il a peur, peur de mon mépris, peur que je le dise. J'esquisse un sourire, et m'éloigne en haussant les épaules. Deux ados libidineux de plus...

    16h45, je gare ma voiture devant mon appartement. Je descends, cherche mes clefs dans ma sacoche. Une gamine, sur son vélo avec petites roues, se prend pour un pilote de formule 1 et me percute de plein fouet. On devrait tous les noyer la naissance !
    - Julie !
    La mère se répand en excuses, mais je ne l'entends plus. Julie... Le même prénom qu'Elle.
    Elle...
    Je l'avais rencontrée au lycée. J'avais surmonté ma timidité, et je m'étais senti stupidement heureux qu'elle pose les yeux sur moi. Je lui avais tout donné : mes sentiments, mes incertitudes, mes peurs, mon coeur. On était deux, on était invincibles. Deux ans d'un bonheur parfait, idyllique. Et on avait fini par me dire... Un dîner de con, d'un genre un peu différent. Chacun de mes gestes, chacune de mes paroles, tout était répété, tourné en dérision, prétexte à une moquerie. Chaque instant d'intimité, même le plus privé d'entre tous, n'était qu'une pièce de plus à apporter sur un grand puzzle : lentement se dessinait l'image d'un crétin fini, d'un naïf de la pire espèce, d'un moins-que-rien qui croit encore qu'on s'abaisserait à éprouver le moindre sentiment pour lui. Et tout le lycée suivait pas à pas l'élaboration du chef-d'oeuvre.
    La porte se referme sur moi, et machinalement, je tourne le verrou. Julie... Le reflet d'une vitre me renvoit l'image parcellaire de son puzzle. Elle avait raison, je suis trop minable pour ces petits jeux d'amour. Je me laisse tomber sur le canapé, et je jette un regard torve à ma sacoche. Mes élèves iront se faire voir, je ne corrigerais pas leur inepties. Sur la table, la bouteille de whisky et le tube de somnifères m'attirent irrésistiblement.

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  • Commentaires

    2
    Lundi 8 Novembre 2010 à 20:41
    Blanche

    Héhé, Rogue, ou le Docteur House, on les a souvent cité à propos de ce texte :P

    Et pourtant, ben, je ne me inspirée d'aucun xD

    1
    Lundi 8 Novembre 2010 à 19:05

    Je suis soufflée o.o C'est magnifique, les sentiments sont décrits et on les perçoit nettement, cependant le professeur m'a fait pensé au professeur Rogue ce qui m'a fortement amusé. Ensuite il m'a fait un peu réfléchir à mon attitude en cours et je te contrerais sur un point. Les fayots ne sont pas toujours devant! Et la fin est superbe...

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