• Les revenants

    Un frémissement dans l'obscurité. J'ouvre grand les yeux. Les ombres des persiennes s'étirent au plafond, révélant d'étranges silhouettes. Mon cœur s'emballe. Je n'ai pas rêvé ce bruit, j'en suis convaincu. Je ne l'ai pas rêvé, ni cette nuit, ni les précédentes. J'ai essayé de me convaincre que c'était le fruit de mon imagination, une pure création de mon esprit perdu dans les limbes du sommeil. Mais après plusieurs semaines où, nuit après nuit, ce frémissement se répète, je dois me rendre à l'évidence : il est réel.

    Ça fait un an, maintenant, que j'ai élu domicile dans cette vieille maison isolée. J'avais l'espoir absurde, la douce illusion que, tel un phœnix, je pourrais renaître de mes cendres. Quel idiot ! Pour certains, la vie est un long fleuve tranquille. La mienne ressemble aux rivières qu'on emprunte pour les descentes en rafting. Et me voilà, à l'aube de mes cinquante ans, balloté par la vie, blessé, meurtri, renvoyé d'un écueil à un rocher tranchant, sans répit, sans avoir le temps de reprendre une bouffée d'air. Terrorisé dans mon lit, au beau milieu de la nuit, par un frémissement dans l'obscurité.

    Là ! Ce bruissement, là ! Ce n'est pas un bruit normal. Ce n'est pas un craquement du plancher, ni un claquement de bois de l'armoire. Je suis immobile dans mon lit, ce ne peut pas être le bruissement des draps. Alors quoi ? Quelle explication rationnelle vais-je bien pouvoir trouver, cette fois, pour apaiser les battements furieux de mon cœur ? Quand aurais-je donc la paix ? Quand pourrais-je enfin connaître, moi aussi, le bonheur ? J'ai coupé tous les ponts avec ma famille, las de leurs airs empruntés, de leurs silences gênés, de leur hypocrisie perpétuelle. Ma femme m'a quitté, mes enfants refusent de me voir, et après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, mon patron m'a mis à la porte. Comme un ours blessé, j'ai trouvé refuge dans une tanière isolée. Mais l'ours n'est pas maudit, lui, et sa tanière n'est pas hantée par un fantôme.

    Ce n'est pas la première fois. Demain, quand les rayons du soleil pénètreront dans la chambre et quand ces maudits piafs feront un vacarme de tous les diables avec leurs cris stridents, je verrai ma vie différemment. Demain, je relativiserai, je repenserai à tous ces bons moments que j'ai connu. Je me dirai que ma vie, comme toutes les autres, a eu des hauts et des bas. Et si c'est un bon jour, j'en viendrais peut-être même à me dire que je suis stupide d'en parler au passé, qu'elle n'est pas finie, et qu'elle me réserve encore tout plein de bonnes surprises. Demain...

    Je me redresse vivement dans mon lit. Le plancher a craqué. Un de ces craquements sinistres qui vous collent la chair de poule. Un fantôme peut-il réellement tuer un vivant ? Dans leurs statistiques de la criminalité, y a-t-il une ligne, à ce sujet ? Peut-être est-ce mon destin. Une vie ratée, chaotique, qui s'achève la manière la plus absurde qui soit : tuer par un être surnaturel, dont beaucoup en refusent l'existence même. Je ne retiens pas un ricanement étranglé, en imaginant la tête de mes proches quand ils apprendront que je suis mort, terrassé par un fantôme.

    - Tu ne dors pas. Je t'ai réveillé ?

    Je pousse un cri terrifié et allume vivement la lumière. Non, les esprits ne parlent pas. Et l'homme qui se tient tout près de mon lit n'a rien d'un fantôme. Quinze ans. Quinze ans que je ne l'ai pas vu. Il a vieilli, comme moi. Ses tempes se sont couvertes de gris et des rides entourent ses yeux et sa bouche. Mais son air gêné, ses iris d'un bleu troublant qui restent rivés sur le plancher, n'ont pas changé. Paul.

    - Mais qu'est-ce que tu fous là ?

    Et le voilà, désormais, qui affiche cet air penaud qui me serre le cœur à chaque fois. Il pince les lèvres, enfonce ses mains dans les poches de son pantalon, baisse la tête. Je secoue doucement la tête, attendri malgré moi. Les battements de mon cœur sont toujours affolés, mais ce n'est plus de peur. Je me lève, enfile un pantalon. Et lâche dans un murmure :

    - J'ai besoin de boire quelque chose de fort.

    Je le sens, sur mes talons, quand nous descendons les escaliers. Mes pensées tourbillonnent, spéculant sur la raison de sa présence ici. Assis sur un canapé, un verre à la main, nous restons silencieux. Paul. L'amour de ma vie. On s'est rencontré jeunes, très jeunes. On s'est plu, tout de suite, au premier regard, comme dans les films. Mais à l'époque, deux hommes, ce n'était pas bien vu. Enfin, encore moins que maintenant. Mais c'était plus fort que nous. On a fondé nos familles, chacun de notre côté. On a bâti une vie exemplaire, vierge de tout écart aux yeux du monde. Mais en secret, ce qui donnait du sel à notre existence, c'était nos rencontres, passionnées, ces bouffées d'air pur qui nous permettaient de poursuivre encore cette mascarade.

    Et puis, forcément, le secret a été découvert. Paul n'a pas supporté les regards, les reproches. Il a coupé les ponts. J'ai continué à jouer le jeu, à faire le dos rond face aux mêmes réactions. Mais j'étais sur une pente glissante. Sur ce chemin, long et douloureux, de l'auto-destruction. Jusqu'à ce que mon semblant de vie explose en mille morceaux et que je trouve refuge dans cette maison hantée. Dans la lumière blafarde du salon, il murmure :

    - C'est nul, hein ? Rentrer chez toi, comme un voleur, juste pour te regarder dormir... Je ne savais pas comment te parler. Je ne savais pas comment venir à toi, après ce que j'ai fait. Pourras-tu me pardonner un jour ?

    Alors, c'était lui, le fantôme ? Ces grincements, ces frémissements dans l'ombre, c'était lui ? Mes nuits sans sommeil, à scruter l'obscurité et le silence à la recherche du moindre bruit suspect, à imaginer une horde de revenants sous mon toit, c'était lui ?
    Son regard douloureux ose affronter le mien. Oui, je lui pardonne. Qu'importe ses intrusions. Qu'importe ces frayeurs. Il est revenu, et mon cœur réclame de croire enfin au bonheur.

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