• Rivemorte, Chap.17

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    Lorsqu'il se réveille le lendemain, Ménandre a disparu et Echidna est toujours là, allongée devant l'entrée. Figée. Pourtant, il n'y a pas de soleil ici !
    Intrigué, il quitte la pièce à la recherche de celui qui pourra le renseigner. Il trouve Pèire dans ce qui s'avère être la salle commune : tous les réfugiés sont en train de déjeuner. Visiblement, ils ont tous l'habitude de veiller une partie de la nuit. Se réveiller à midi ne semble pas être inopportun ici.
    Ils ne s'interrompent pas longtemps à son arrivée, et poursuivent leurs conversations. Elland accepte avec un sourire la nourriture que Ménandre lui tend, et rentre dans le cercle pour manger, sans pour autant s'insinuer dans les discussions.
    Il se sent mal à l'aise ici. Il n'a jamais réellement fréquenté les autres hors-la-loi, étant par nature méfiant. Et son visage est exposé aux yeux de tous.
    Discrètement, il observe les hommes et les femmes qui forment cette étrange assemblée. S'ils sont d'âges différents, de carrures et d'apparences variées, ils ont en commun un visage marqué par la clandestinité et l'inquiétude. De minuscules ridules, à la commissure de leurs lèvres et de leurs yeux en sont la preuve irréfutable. Et pourtant, ils discutent comme si de rien n'était. Isaïde est là également, elle lui a offert un sourire charmeur avant de l'ignorer totalement.
    Ces inconnus, là, qui déjeunent tranquillement, l'ont vu dans la pire des situation possible. Vulnérable, ridicule. Inconscient. Jamais il ne pourra donner suffisamment le change pour passer pour un voleur digne de ce nom. Pour eux, il restera à jamais le crétin qui s'est vautré au sol avec sa lessive à peine sèche.

    Elland sent son cœur s'emballer et ses mains devenir moites. Dans l'indifférence générale, un étau invisible s'est emparé de sa poitrine et la presse jusqu'à rendre sa respiration laborieuse. Il se redresse d'un geste brusque, laissant sur place les reliefs de son repas, le cœur au bord des lèvres, et quitte précipitamment la caverne.

    Il trouve refuge au pied d'un immense arbre, dont les racines s'abreuvent directement au lac. Tant pis pour la discussion avec Pèire. Il devait fuir les autres. Peu à peu, l'étau se desserre. Elland passe une main dans ses cheveux, les yeux rivés sur le sol inégal. Une fichue crise d'angoisse. Il vient d'avoir une fichue crise d'angoisse après seulement une journée entière dans ce refuge. La proximité des autres le gêne, réellement, physiquement. Savoir que n'importe qui peut s'approcher de lui quand il dort, quand il mange, le perturbe. Vivre constamment entouré, avoir à porter un masque, à être sans cesse sur le qui-vive. Il ne tiendra jamais un mois. Il va craquer avant, c'est certain. Il va demander à Echidna de le ramener à Rivemorte, et cette satanée tête de mule va refuser. Et il ne lui restera plus qu'à se jeter dans le lac pour mettre fin à ses souffrances.

    Une pierre plate rompt le silence environnant en ricochant, à de nombreuses reprises, sur la surface limpide. Non loin, un Ménandre faussement concentré sur le résultat de son lancer fait son possible pour avoir l'air innocent. Elland laisse échapper un grognement de mécontentement. Il voulait être seul ! Mais il éprouve une étrange affection pour le garnement. Alors quand le gamin s'approche de lui, penaud et s'accroupit sur une racine apparente, il le laisse faire. Ménandre murmure :


    - Tu as l'air triste.
    - Un peu, répond le voleur dans un semblant de sourire. Rivemorte me manque. Le brouhaha du marché me manque. Ma solitude me manque.
    - Moi aussi, j'aimerais bien être encore là-bas. Mais je ne veux pas aller à Terregrise.
    - Ce n'est assurément pas un endroit pour toi. Tu es bien plus en sécurité ici. Tu te promènes souvent dans les alentours ?
    - Oui. Je ne connais pas les autres, à part Pèire. Et je ne les aime pas beaucoup.
    - Pourquoi ?
    - Je préfère être tout seul. Alors je viens ici.

    Le silence retombe sur le lac. Ils laissent leurs regards se perdre dans leurs pensées, pas vraiment joyeuses. Deux solitaires, contraints à vivre en huis-clos. Se sentant obligé de changer la conversation, Elland demande :

    - Comment tu as connu Pèire ?
    - Il a … enfin, il avait une taverne dans la rue où je suis le plus souvent, marmonne le gamin après un long silence. Et... enfin, il m'a surpris pendant que je cherchais à manger.

    Les gestes plus brusques du garnement trahissent sa nervosité. Elland imagine sans peine la terreur qui avait dû s'emparer de lui quand il s'était retrouvé face au colosse.

    - Il m'a attrapé par le bras, et m'a traîné dans les cuisines. Je croyais qu'il allait me battre, mais... en fait, il m'a donné une écuelle pleine de potage encore chaud, et du pain croustillant. Et quand je n'arrive pas à trouver de quoi manger, je vais le voir. Il me donne toujours quelque chose. En hiver, il veut que je reste dormir.
    - Et tu ne veux pas ?
    - Non. Il me fait un peu peur, rajoute Ménandre après une courte pause. Il est si grand ! Et ses mains sont larges comme des battoirs. Toi, par exemple, tu ne fais pas du tout peur. Mais lui...

    Elland se pince les lèvres pour ne pas réagir à l'affront. Il fait tout son possible pour avoir l'air à la fois inoffensif aux yeux des gardes et menaçant au regard des autres. Et voilà qu'en une petite phrase négligemment jetée en l'air, Ménandre casse tout. Et pourtant... La candeur du mioche est désarmante. Il n'avait sans doute aucune mauvaise intention. Voilà. Il ne peut décemment pas lui en vouloir d'avoir exprimé son opinion. Quoique...
    Comme s'il avait senti l'hésitation du voleur, Ménandre poursuit hâtivement.


    - Mais les gardes ont mis le feu à sa taverne. Alors il ne pourra plus m'aider.
    - Il n'y a personne d'autre qui t'aide ? Interroge Elland, pour oublier la petite pique.
    - Si. Il y a Maelenn aussi. Elle me donne des vêtements, et même une couverture, au début de l'hiver. Mais elle ne me laisse jamais rentrer, parce qu'elle vit avec d'autres gens. Et puis, elle ne peut pas me donner à manger. Mais elle est très gentille.
    - Elle est jolie ?

    Les joues de Ménandre s'empourprent, et il hoche vivement la tête pour toute réponse. Elland lui ébouriffe gentiment les cheveux, amusé par sa réaction. Cette fois, c'est Ménandre qui change de sujet, en lui proposant d'aller découvrir la forêt. Alors qu'ils déambulent entre les arbres, Ménandre devient plus loquace, et raconte ses plus beaux butins. Sa spécialité, c'est de faire les poches aux passants étourdis. La plupart du temps, ça lui permet de vivre presque normalement.. Mais parfois, ce n'est pas un bon jour et il doit se serrer la ceinture.
    Ce gamin, à qui il fallait arracher la moindre information, se met à bavarder comme une pie. Elland l'écoute attentivement, un large sourire attendri sur les lèvres. Le soleil s'incline à l'horizon lorsqu'ils arrivent devant la cascade. La journée a filé sans qu'aucun d'eux ne s'en aperçoive.

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