• Une vie de chat

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    La porte claque violemment et m'arrache de ma douce torpeur. Elle titube sous le poids des paniers qu'elle porte, souffle trop fort. Je la suis du regard. Elle se traîne jusqu'à la table, laisse tomber ses courses dans un boucan d'enfer et s'affale sur la chaise. Sans un regard pour moi. Moi, je l'observe, blotti dans mon fauteuil, les yeux mi-clos. Parfaitement, mon fauteuil. J'ai lutté âprement pour en avoir l'exclusivité. Après plusieurs essais sur les différents meubles du salon, j'ai enfin trouvé un endroit confortable, chaud et moelleux pour y passer de longues heures de repos bien mérité. Et ces insolents ont voulu m'en chasser. Mes moustaches frétillent au souvenir des longues griffures qui ornaient leurs bras, des perles de sang qui marquaient leurs peaux quand ils s'approchaient trop près de mes crocs. Ils ont renoncé. J'ai vaincu, évidemment.

    Elle soupire, se redresse péniblement et se rend dans la cuisine. J'entends de l'eau qui coule. J'ai le temps. D'un mouvement gracieux, je saute souplement du fauteuil et me glisse sous le canapé. Trois jours que la souris s'y décompose, répandant un doux parfum dans tout le salon. Ces minables n'ont toujours pas trouvé l'origine de l'odeur qui les indispose. Je prends le cadavre entre mes crocs, m'immobilise devant le canapé. L'eau coule toujours. En quelques lestes foulées, suivies d'un bond magistral, je me retrouve sur la table, le museau dans le panier des courses. Ça sent la viande, le fromage et les légumes. Avec application, je fais tomber mon trophée au beau milieu des victuailles. Bon appétit !

    Tout aussi lestement, je redescends de la table et m'aventure sur la terrasse. Le soleil y tape déjà fort. Quelques lézards font bronzette, terriblement tentants. Mais je l'entends qui revient, les pieds traînants. Autant ne pas être dans les parages quand elle découvrira ma petite surprise. Précautionneusement, je m'engage dans la pelouse. L'herbe y est haute. Cet incapable qui se prétend mon maître manque à tous ses devoirs. Je secoue doucement la tête, agacé. Tiens, d'ailleurs, le voilà, le derrière en l'air, en train de remuer la terre. Par Bastet, qu'il est laid ! Mais je ne m'arrête pas et m'engage sous la haie qui mériterait une bonne taille. Quelques oiseaux gazouillent, ils n'ont pas encore repéré ma présence. Mes moustaches s'agitent. Belle chasse en perspective. Mais un hurlement strident résonne soudain, les faisant fuir. Tapi sous les branchages, j'observe mon maître se relever en sursaut, se précipiter à l'intérieur, paniqué. Satisfait, j'observe de loin l'agitation qui règne.

    Tout en discrétion et en souplesse, je m'approche du jardin. Il a laissé ses outils un peu partout, et j'avance lentement : inutile de me blesser. Il vient de planter des poireaux. Je ne vois pas pourquoi ils devraient se faire des festins quand moi, je dois me contenter de croquettes. Qu'ils se régalent de nourriture déshydratée, et on en reparlera. Avec application, un par un, j'arrache les plants. Et pour faire bonne mesure, je fais mes besoins dans les vestiges de son rang de poireaux. Mon instinct supérieur me souffle de déguerpir. Non pas que je les craigne, attention, mais rien ne vaut la surprise. Alors je décampe. Et avec ma grâce toute féline, je m'installe à mon poste d'observation, dans les branches du cerisier, trois mètres plus haut. Je me délecte de son incompréhension. Un frisson de plaisir me parcourt quand je lis, sur son visage, qu'il comprend soudain. Il me cherche, jure et se lamente. Je me lèche le pelage avec application, fier de moi.

    Il ne tarde pas à me repérer, évidemment. Mes longs poils argentés ne se fondent pas dans la verdure. Mais il ne peut m'atteindre et doit se contenter d'imprécations et de vaines menaces au pied de l'arbre. Je le toise sans sourciller. Il est bien trop imbu de sa personne, bien trop sûr de sa supériorité pour accepter l'évidence : tout ça, ce n'est que de leur faute. Ils sont en vacances et passent la quasi-totalité de leur journée ici. Et pourtant, rien. A peine un regard quand ils versent ces ignobles croquettes dans ma gamelle. Pas une caresse, pas un mot pour moi, à moins de réclamer. Et c'est que j'ai ma fierté, moi ! Je devrais être le centre de l'attention. Ils devraient passer des heures à s'extasier devant mon pelage, devant la finesse de mon ossature, devant ma majesté. Tu parles ! Ils m'ignorent la plupart du temps ! Où est le respect dû à mon rang, moi, l'héritier de Bastet ? Où est la vénération dont ils devraient faire preuve ?

    Il s'impatiente, celui qui se prétend être mon maître, et c'est maintenant avec une fourche qu'il me menace. Je me redresse vivement. Sur mon dos, mes poils se hérissent. Je feule, je crache. Ce n'étaient que de sympathiques escarmouches. S'il veut la guerre, il va l'avoir. Je ne suis jamais à court d'imagination pour leur pourrir la vie. Mais elle arrive en courant et c'est après lui qu'elle en a. Et l'homme, vaincu cette fois encore, recule, la tête basse, et retourne à ses poireaux, fourche à la main.
    Elle prend une voix niaise pour s'adresser à moi et tente de me rassurer. Je n'ai pas eu peur, mais je rechigne à sauter dans ses bras. Je ne suis pas un chat facile, moi, et cet affront ne peut être lavé en quelques suppliques d'une banalité affligeante. Je me laisse finalement amadouer, après de longues minutes de monologue.

    A peine redescendu de l'arbre, elle me prend dans ses bras et me serre contre elle. Elle me parle à l'oreille, d'une voix douce et apaisante. Et sa main me caresse, flatte ma croupe, lisse mes poils. Elle s'installe dans le fauteuil à bascule, celui de la terrasse, et je reste tout contre elle, dans le vallon de sa poitrine, choyé, caressé, comme je devrais toujours l'être. Ils viennent de gagner un peu de répit. Ronronnant, les yeux mi-clos de bonheur, j'observe mon prétendu maître qui nous jette des regards noirs. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir inventer, la prochaine fois ?

     

     

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