• Rivemorte, Chap.113

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    Le regard de Pèire est éloquent. Pas méchant, non, mais Elland sent bien toute l'absurdité de sa déclaration. Se frottant durement les tempes, comme pour mettre en ordre ses pensées trop rapides et trop confuses, Elland prend une longue inspiration et débite :

    - Ils ne se connaissent pas suffisamment pour vouloir s'exiler ensemble. Et pourquoi seulement les plus puissants ? Je pense qu'ils ont un but bien précis. Ils ne seraient pas partis sans rien dire, sinon. On a libéré des monstres, Pèire, ivres de vengeance et de pouvoir. Ils vont ravager le pays !

    Pèire secoue doucement la tête mais ne répond rien. Finalement, les idées d'Elland ne sont peut-être pas si farfelues qu'elles y paraissent. Si les mages ont été mis à l'écart, c'est à cause de leur possibilité de faire beaucoup de dégâts.
    Tandis que le tavernier fait les cent pas, plongé dans ses réflexions, Elland ne peut s'empêcher d'observer Maelenn et Ménandre. Deux êtres qui lui inspirent bien plus que de l'amitié. Il veut les protéger. Il veut les rendre heureux, les voir rire. Après tout ce qu'ils ont vécu, ils le méritent amplement. Il souhaite leur offrir la chaleur d'un foyer, la sécurité d'avoir toujours le ventre plein et un toit sur la tête. Et même s'il ne peut plus voler, même s'il ignore encore comment il pourra bien subvenir à leurs besoin, il trouvera une solution. Il a toujours son butin planqué dans la forêt, qui lui permettra de s'offrir une petite bicoque et de voir venir. Il trouvera une solution. Enfin, si ils sont d'accord.

    Portant machinalement ses doigts à la bouche, il se mordille les ongles. Pourquoi voudraient-ils venir avec lui ? Ménandre voudra certainement aller avec des mages, pour en apprendre plus sur ses pouvoirs et les exploiter à l'envi. Ou alors, il voudra aller avec Pèire et Jehanne, deux personnes qu'il aime beaucoup. Et Maelenn, elle, elle voudra sa liberté. Faire ce qu'elle veut, quand elle veut. Être libre, sans se retrouver avec un quasi-inconnu, balafré et doté d'une main capricieuse. Qu'est-ce qu'il pourrait bien avoir à leur offrir ? Il y a bien son butin, mais croire qu'on peut s'approprier les gens avec de l'argent ferait de lui un de ces bourgeois prétentieux et irrespectueux. Il a Echidna, bien sûr, mais elle est un être à part entière, et certainement pas un outil pour convaincre les deux de l'aimer.
    Il va leur laisser le choix. Voilà. Et s'ils refusent, eh ben, tant pis. Il ne va pas les contraindre. Il les laissera aller à leur guise et lui, il repartira avec Echidna. Et il trouvera une solution pour survivre. Seul avec sa gargouille. Après tout, c'est pas comme s'il...

    Une main épaisse et douce à la fois se pose sur son épaule, le faisant brusquement sursauter. C'est Pèire qui, avec son sourire triste, semble avoir lu dans ses pensées. Il lui serre légèrement l'épaule et lui annonce :

    - Je me suis permis d'envoyer Echidna en mission. C'est juste pour vérifier une idée.
    - Quelle idée ?
    - Je t'en parlerais en fonction de ce qu'elle découvre.

    Le regard ébène d'Elland plonge dans celui, gêné, de Pèire. L'ancien voleur n'a pas besoin de mots pour lui faire savoir ce que lui inspire ces cachoteries. Lui n'hésite pas à partager ses idées les plus improbables et Pèire manigance dans son coin ?

    - Très bien.

    Le ton est sans doute un peu trop sec, et son mouvement pour se dégager de la poigne du tavernier, trop brusque. Elland s'éloigne du campement sans se retourner, le visage fermé. Voilà ce qu'il reste de leur belle amitié. Une belle illusion, oui !
    Un sourire taquin vient effleurer son esprit. Echidna. Elle a senti son trouble et refuse de le laisser glisser dans les méandres de la suspicion et de l'apitoiement. Il s'immobilise, sourit. Elle est là. Sa complice de toujours, à ses côtés, envers et contre tout. Un paysage défile dans son esprit, survol de cette forêt majestueuse. Pèire ne veut rien lui dire mais Echidna, elle, lui fait profiter en temps réel de sa mission. Un ricanement s'échappe de ses lèvres. Cette nourrice à gargouille se croyait maline, à vouloir cacher des choses. C'était sans compter sur le lien indestructible qui lie Elland et Echidna. Bien fait !

    La vision est tellement réaliste qu'il sent l'air fouetter son visage et qu'il perçoit l'odeur si particulière de la forêt. Une odeur fraîche d'humus, bien éloignée de celle, putride, des bas-quartiers de Rivemorte. Le vent siffle à ses oreilles. Il vole, libre, puissant, invincible. Il survole la forêt, aperçoit une clairière au milieu de cette immensité verte, distingue tous les détails comme s'il était en plein jour. Et puis, les arbres se font plus rares, plus chétifs. Déjà, il survole les champs de blé mûr, qui n'attendent que les hommes pour la moisson. Une poignée de bestiole somnole dans des prairies, vaches ou moutons, la différence n'est pas flagrante. A quoi bon les distinguer, de toute façon : ça se mange et ça fait du lait. Manger ! Il a soudain conscience d'une faim dévorante, comme si son estomac s'était transformé en abîme avide de proie. Il perd de l'altitude. Il s'approche, toutes ailes déployées, de son casse-croûte. Non ! Pèire lui a donné une mission, il doit l'accomplir. Il grignotera ensuite, sur le chemin du retour. Quoique. Il pourrait peut-être manger en cours de route. Ce ne serait pas la première fois. Ni vu ni connu, il ne perdrait pas de temps. Sauf que ça lui donne des gaz. Au retour. Il mangera au retour.

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