• Ce texte est un duel, avec des contraintes un peu particulières, qui m'ont nettement gêné à l'écriture et ça doit se ressentir. Les contraintes, c'était ça :

     

    - le texte sera en prose et devra obligatoirement comporter au moins un dialogue
    - l'époque du texte doit être passée, ou renvoyer au passé (que celui-ci soit historique ou imaginaire, donc)
    - le texte devra comporter au moins une métaphore filée, une métonymie, une allégorie et une antithèse
    - insérer les termes : estuaire, révolution et pyrotechnique.

     

    Et je dois avouerque les effets de style m'ont donné du fil à retordre. J'espère que vous apprécierez tout de même cette histoire !

     

     

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    - Mais arrête ce massacre, bougre d'imbécile ! C'est pas vrai ! Qui m'a mis une telle bande de vauriens entre les pattes ? Lâche ça immédiatement avant de tout gâcher, abruti !

    Le commis se ramassa sur lui-même, lâchant précipitamment son couteau, et resta parfaitement immobile. Le Chef était d'humeur orageuse, et ce coup de tonnerre pouvait bien devenir foudre ravageant tout sur son passage s'il osait broncher. Un quintal de muscles, un cou de taureau, des mains comme des battoirs, une voix qui faisait trembler les murs et les commis, le Chef dissuadait toute tentative de pourparlers. Son visage rubicond à quelques centimètres seulement de celui de son aide, il tempêtait à qui mieux mieux :

    - C'est pourtant pas bien compliqué ! J'ai demandé de petits cubes de courge, de petits cubes. Pas des losanges, ni des billes, mais des cubes. Tu sais ce que c'est, un cube, espèce d'incapable ? Et je les ai demandé petits. Petits ! Les tiens ressemblent à des dés pipés dans un tripot ! On ne fait pas de la cuisine, ici, idiot. On crée de l'art. Nous sommes les cuisiniers du Roi et nous préparons un festin royal. Pas une tambouille infecte dans un bouge insalubre. Festin et spectacle pyrotechnique pour notre bon Roi Louis, en l'honneur de la naissance du dauphin. Et tu voudrais leur servir des losanges de courge gros comme un dé à coudre ! Ce festin doit rester dans toutes les mémoires. Il doit éblouir les convives, les faire chavirer d'extase, les faire défaillir de béatitude. Tout doit être parfait, absolument parfait, et ça vaut pour les cubes de courge !

    Il en avait les oreilles qui bourdonnaient, le commis, à force de se faire hurler dessus. Et il priait tous les saints qu'il connaissait de faire cesser la tourmente et de pouvoir reprendre le découpage de la courge en petits cubes, c'était bien noté. Mais les saints qui l’exaucèrent étaient d'humeur taquine, car le Chef s'interrompit à l'arrivée de son Second. Et si le Chef était un orage d'été, violent, bruyant et effrayant, le Second était un blizzard, glacial, mordant, et effrayant. Alors les deux réunis, c'était la promesse d'un remontage de bretelles phénoménal, de ceux qui restent dans la mémoire et qui font regretter d'avoir à se lever le matin pour aller en cuisine. Mais le miracle arriva, Dieu avait intercédé en sa faveur. D'un geste de la tête, le Second, petit et maigre, sec comme un coup de trique, au visage en lame de couteau, sans aucun regard pour le commis, fit comprendre à son supérieur qu'il souhaitait lui parler à l'écart des oreilles indiscrètes. Il aurait bien soupiré de soulagement, une fois le seul, le jeune commis, s'il n'avait redouté les yeux et les oreilles du Chef qui traînaient de partout. Il prit une grande respiration, ordonna à ses mains de cesser de trembler, et se mit au découpage des petits cube de courge.

    Un peu plus loin, entre tonneaux et jambons à sécher, mais toujours avec la cuisine en ligne de mire, le Chef et son Second parlaient. Pas à voix basse, non, le Chef en était parfaitement incapable, mais ils discutaient sereinement, d'égal à égal. Et c'était surtout le Second, qui annonçait :

    - J'ai mis mon meilleur homme sur l'armure, elle est parfaite. Dès que le coq sera bien rôti, il le couvrira des feuilles de laiton et papiers d'argent pour faire l'armure et le heaume. C'est lui qui installera le coq chevauchant le porcelet rôti, qui glissera la lance le long de l'aile, et c'est le maître d'hôtel qui s'occupera de la découpe devant les convives. Le paon est prêt, également, parfaitement cuit et recouvert de ses plumes. Ils ont travaillé avec savoir-faire, la queue forme une roue parfaite, et il semble réellement vivant. La broche de fer et l'étoupe sont en place, il n'y aura plus qu'à allumer au moment de l'amener à la salle du banquet pour que les invités aient l'impression qu'il crache du feu.
    - Tout avance parfaitement, donc.
    - Pas exactement, Chef.

    Le regard de braise du Chef croisa celui de glace de son Second, qui ne trembla pas. Depuis le temps qu'il le fréquentait, il avait appris à ne plus le craindre. Ce fut donc d'une voix assurée qu'il poursuivit :

    - Vous n'êtes pas sans savoir qu'on devait nous livrer les quartiers de baleine à l'aube, pour le ragoût. Mais la révolution gronde, Chef, et ce sont des centaines de personnes qui ont bloqué l'estuaire, empêchant les bateaux de pêche de regagner Paris. Nous n'aurons pas de baleine pour le festin, Chef.

    Il ne le craignait plus mais il se recula tout de même de quelques pas, la gorge nouée. Car ce genre de nouvelles, aucun vrai Chef au monde ne pouvait le prendre avec calme et sérénité. Sans surprise, l'explosion de colère fit vaciller les jambons suspendus, trembler les tonneaux d'hypocras, et se terrer la foule de commis qui s'affairait en cuisine. Il vociférait, le Chef, beuglait sa colère à s'en arracher les cordes vocales. Mais le Second restait stoïque, sachant qu'il allait se calmer, qu'il fallait bien trouver une solution, de toute façon. Sachant qu'il était le bloc de glace nécessaire pour équilibrer la lave bouillonnante. Ils avaient toujours travaillé de la sorte. Lave glacée et glace bouillonnante pour satisfaire l'exigence royale.


    - Nous ne trouverons pas de marsouin pour remplacer la baleine.
    - Non Chef. Il faut une autre solution.

    Le regard ardent du Chef balaya la cuisine, scrutant chaque commis, chaque petite main et chaque cuisinier, surveillant leurs gestes, cherchant désespérément une solution. Et puis, lentement, sur son visage rubicond, un sourire apparu. Un sourire glacial. Et d'une voix grondante comme le tonnerre, il déclara, les yeux rivés sur le commis préposé aux cubes de courge :

    - J'ai la solution pour le ragoût.


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  • Phlégias traîne son spleen au milieu des corps suppliciés et des plaintes sourdes.
    Les mains croisées dans le dos, les pieds raclant la pierre brute aux multiples aspérités, passant devant les tortures sans y accorder la moindre importance, Phlégias erre, l'âme en peine.

    Les hurlements de douleur ne lui arrachent pas le plus infime frisson d'extase. La vision des corps jetés dans la fournaise le laisse de marbre. Il va au hasard des chemins, dans l'obscurité rougeoyante des tréfonds de la terre, ignorant ce qui, depuis le commencement de toute chose, était sa raison de vivre, son bonheur quotidien, sa fierté. Il s'ennuie. Il est las.

    Ca fait bien longtemps déjà qu'il ressent cette vague mélancolie, que la douce musique des cris n'est plus que cacophonie à ses oreilles. Mais en ce jour, plus terne encore que les autres, le sixième cercle des Enfers lui fait horreur. Il a une envie d'ailleurs.

    Il s'arrête brusquement, Phlégias, statue de marbre au milieu des ombres dansantes. Ailleurs. Alors brusquement, il fait demi-tour et s'avance à grandes enjambées jusqu'au Styx, qu'il traverse à l'aide de sa barque sans le moindre regard pour ceux qui débattent. Depuis quand n'a-t-il point pris plaisir à les repousser au fond à l'aide de sa rame ? Qu'importe. Et qu'importe également les impudents qui voudraient traverser. Qu'ils patientent jusqu'à son retour.

    D'un pas vif, saluant ses collègues au passage mais ignorant superbement les damnés qui souffrent mille maux, il remonte un à un les cercles de l'Enfer. La première vision qu'il a, une fois hors des entrailles de la terre, ce sont les étoiles : une multitude de points scintillants dans une immensité d'un bleu profond. Et cette simple vision humidifie ses yeux, lui qui n'a pas pleuré depuis des millénaires. Une douce brise nocturne vient caresser son visage et sécher les perles salées qui roulent sur sa peau. La vie.

    Ils s'avance, le regard éperdu, émerveillé par la profusion de couleurs, de nuances, de sons et d'odeurs qui viennent réveiller ses sens. Les mains ouvertes devant lui pour saisir le moindre changement d'air, il lève haut les pieds pour sentir le sol doux à chaque fois qu'il les repose. Il voudrait s'imprégner de chaque détail, de chaque frémissement de vie, lui qui ne connait que les tourments éternels.

    Une source de lumière plus vive, des éclats de voix, des rires. Il s'immobilise. Depuis quand n'a-t-il pas entendu d'autre rire que celui, dément, de Lucifer ? Ses pas le conduisent jusqu'à la source des voix. Il se confond dans les ombres, silencieux, pour observer l'étrange spectacle qui lui est offert.
    Les flammes n'ont rien d'avide ou de mauvais, ici, mais semblent danser et crépiter de joie. Les visages autour sont rayonnants de bonheur, le verbe haut et les rires tonitruants. Une main sur le tronc rugueux de l'arbre qui le dissimule, il observe les parents discuter, les enfants jouer. Il épie ce bonheur dont il ne comprend pas la cause, mais qui fait dévaler l'eau sur ses joues. La vie.

    Et il respire à plein poumons, engrange toutes ces sensations qui lui donnent l'impression d'être à nouveau humain. Il sourit à son tour, sans raison, et son visage s'étire étrangement, et les muscles de ses joues protestent de ce mouvement si rare. L'émotion qu'il ressent lui est étrangère, il ne saurait pas y mettre un nom dessus, mais elle le fait vibrer. Et il adore ça.

    - Il faut rentrer, maintenant, Passeur.

    Phlégias ne se retourne pas. Il a reconnu la voix grave de Minos, son collègue et ami. Il lui en veut un peu, d'avoir rompu le charme. Mais sur son visage sèchent les larmes et revient le vernis de son masque impassible. Il se détourne enfin du chaleureux spectacle, donne une grande tape amicale sur l'épaule de Minos.

    - Allons-y.

    Il ne regarde pas derrière lui. Tout juste enregistre-t-il les ultimes éclats de rire qui résonnent entre les arbres. Il a aimé voir l'ailleurs. Mais il rentre serein : il peut revenir quand il le souhaite, même quelques minutes. En traversant le Styx, c'est avec vigueur qu'il abat sa rame sur le crâne d'un damné. Son rôle a repris tout son sens.


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  • Un frémissement dans l'obscurité. J'ouvre grand les yeux. Les ombres des persiennes s'étirent au plafond, révélant d'étranges silhouettes. Mon cœur s'emballe. Je n'ai pas rêvé ce bruit, j'en suis convaincu. Je ne l'ai pas rêvé, ni cette nuit, ni les précédentes. J'ai essayé de me convaincre que c'était le fruit de mon imagination, une pure création de mon esprit perdu dans les limbes du sommeil. Mais après plusieurs semaines où, nuit après nuit, ce frémissement se répète, je dois me rendre à l'évidence : il est réel.

    Ça fait un an, maintenant, que j'ai élu domicile dans cette vieille maison isolée. J'avais l'espoir absurde, la douce illusion que, tel un phœnix, je pourrais renaître de mes cendres. Quel idiot ! Pour certains, la vie est un long fleuve tranquille. La mienne ressemble aux rivières qu'on emprunte pour les descentes en rafting. Et me voilà, à l'aube de mes cinquante ans, balloté par la vie, blessé, meurtri, renvoyé d'un écueil à un rocher tranchant, sans répit, sans avoir le temps de reprendre une bouffée d'air. Terrorisé dans mon lit, au beau milieu de la nuit, par un frémissement dans l'obscurité.

    Là ! Ce bruissement, là ! Ce n'est pas un bruit normal. Ce n'est pas un craquement du plancher, ni un claquement de bois de l'armoire. Je suis immobile dans mon lit, ce ne peut pas être le bruissement des draps. Alors quoi ? Quelle explication rationnelle vais-je bien pouvoir trouver, cette fois, pour apaiser les battements furieux de mon cœur ? Quand aurais-je donc la paix ? Quand pourrais-je enfin connaître, moi aussi, le bonheur ? J'ai coupé tous les ponts avec ma famille, las de leurs airs empruntés, de leurs silences gênés, de leur hypocrisie perpétuelle. Ma femme m'a quitté, mes enfants refusent de me voir, et après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, mon patron m'a mis à la porte. Comme un ours blessé, j'ai trouvé refuge dans une tanière isolée. Mais l'ours n'est pas maudit, lui, et sa tanière n'est pas hantée par un fantôme.

    Ce n'est pas la première fois. Demain, quand les rayons du soleil pénètreront dans la chambre et quand ces maudits piafs feront un vacarme de tous les diables avec leurs cris stridents, je verrai ma vie différemment. Demain, je relativiserai, je repenserai à tous ces bons moments que j'ai connu. Je me dirai que ma vie, comme toutes les autres, a eu des hauts et des bas. Et si c'est un bon jour, j'en viendrais peut-être même à me dire que je suis stupide d'en parler au passé, qu'elle n'est pas finie, et qu'elle me réserve encore tout plein de bonnes surprises. Demain...

    Je me redresse vivement dans mon lit. Le plancher a craqué. Un de ces craquements sinistres qui vous collent la chair de poule. Un fantôme peut-il réellement tuer un vivant ? Dans leurs statistiques de la criminalité, y a-t-il une ligne, à ce sujet ? Peut-être est-ce mon destin. Une vie ratée, chaotique, qui s'achève la manière la plus absurde qui soit : tuer par un être surnaturel, dont beaucoup en refusent l'existence même. Je ne retiens pas un ricanement étranglé, en imaginant la tête de mes proches quand ils apprendront que je suis mort, terrassé par un fantôme.

    - Tu ne dors pas. Je t'ai réveillé ?

    Je pousse un cri terrifié et allume vivement la lumière. Non, les esprits ne parlent pas. Et l'homme qui se tient tout près de mon lit n'a rien d'un fantôme. Quinze ans. Quinze ans que je ne l'ai pas vu. Il a vieilli, comme moi. Ses tempes se sont couvertes de gris et des rides entourent ses yeux et sa bouche. Mais son air gêné, ses iris d'un bleu troublant qui restent rivés sur le plancher, n'ont pas changé. Paul.

    - Mais qu'est-ce que tu fous là ?

    Et le voilà, désormais, qui affiche cet air penaud qui me serre le cœur à chaque fois. Il pince les lèvres, enfonce ses mains dans les poches de son pantalon, baisse la tête. Je secoue doucement la tête, attendri malgré moi. Les battements de mon cœur sont toujours affolés, mais ce n'est plus de peur. Je me lève, enfile un pantalon. Et lâche dans un murmure :

    - J'ai besoin de boire quelque chose de fort.

    Je le sens, sur mes talons, quand nous descendons les escaliers. Mes pensées tourbillonnent, spéculant sur la raison de sa présence ici. Assis sur un canapé, un verre à la main, nous restons silencieux. Paul. L'amour de ma vie. On s'est rencontré jeunes, très jeunes. On s'est plu, tout de suite, au premier regard, comme dans les films. Mais à l'époque, deux hommes, ce n'était pas bien vu. Enfin, encore moins que maintenant. Mais c'était plus fort que nous. On a fondé nos familles, chacun de notre côté. On a bâti une vie exemplaire, vierge de tout écart aux yeux du monde. Mais en secret, ce qui donnait du sel à notre existence, c'était nos rencontres, passionnées, ces bouffées d'air pur qui nous permettaient de poursuivre encore cette mascarade.

    Et puis, forcément, le secret a été découvert. Paul n'a pas supporté les regards, les reproches. Il a coupé les ponts. J'ai continué à jouer le jeu, à faire le dos rond face aux mêmes réactions. Mais j'étais sur une pente glissante. Sur ce chemin, long et douloureux, de l'auto-destruction. Jusqu'à ce que mon semblant de vie explose en mille morceaux et que je trouve refuge dans cette maison hantée. Dans la lumière blafarde du salon, il murmure :

    - C'est nul, hein ? Rentrer chez toi, comme un voleur, juste pour te regarder dormir... Je ne savais pas comment te parler. Je ne savais pas comment venir à toi, après ce que j'ai fait. Pourras-tu me pardonner un jour ?

    Alors, c'était lui, le fantôme ? Ces grincements, ces frémissements dans l'ombre, c'était lui ? Mes nuits sans sommeil, à scruter l'obscurité et le silence à la recherche du moindre bruit suspect, à imaginer une horde de revenants sous mon toit, c'était lui ?
    Son regard douloureux ose affronter le mien. Oui, je lui pardonne. Qu'importe ses intrusions. Qu'importe ces frayeurs. Il est revenu, et mon cœur réclame de croire enfin au bonheur.


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    La porte claque violemment et m'arrache de ma douce torpeur. Elle titube sous le poids des paniers qu'elle porte, souffle trop fort. Je la suis du regard. Elle se traîne jusqu'à la table, laisse tomber ses courses dans un boucan d'enfer et s'affale sur la chaise. Sans un regard pour moi. Moi, je l'observe, blotti dans mon fauteuil, les yeux mi-clos. Parfaitement, mon fauteuil. J'ai lutté âprement pour en avoir l'exclusivité. Après plusieurs essais sur les différents meubles du salon, j'ai enfin trouvé un endroit confortable, chaud et moelleux pour y passer de longues heures de repos bien mérité. Et ces insolents ont voulu m'en chasser. Mes moustaches frétillent au souvenir des longues griffures qui ornaient leurs bras, des perles de sang qui marquaient leurs peaux quand ils s'approchaient trop près de mes crocs. Ils ont renoncé. J'ai vaincu, évidemment.

    Elle soupire, se redresse péniblement et se rend dans la cuisine. J'entends de l'eau qui coule. J'ai le temps. D'un mouvement gracieux, je saute souplement du fauteuil et me glisse sous le canapé. Trois jours que la souris s'y décompose, répandant un doux parfum dans tout le salon. Ces minables n'ont toujours pas trouvé l'origine de l'odeur qui les indispose. Je prends le cadavre entre mes crocs, m'immobilise devant le canapé. L'eau coule toujours. En quelques lestes foulées, suivies d'un bond magistral, je me retrouve sur la table, le museau dans le panier des courses. Ça sent la viande, le fromage et les légumes. Avec application, je fais tomber mon trophée au beau milieu des victuailles. Bon appétit !

    Tout aussi lestement, je redescends de la table et m'aventure sur la terrasse. Le soleil y tape déjà fort. Quelques lézards font bronzette, terriblement tentants. Mais je l'entends qui revient, les pieds traînants. Autant ne pas être dans les parages quand elle découvrira ma petite surprise. Précautionneusement, je m'engage dans la pelouse. L'herbe y est haute. Cet incapable qui se prétend mon maître manque à tous ses devoirs. Je secoue doucement la tête, agacé. Tiens, d'ailleurs, le voilà, le derrière en l'air, en train de remuer la terre. Par Bastet, qu'il est laid ! Mais je ne m'arrête pas et m'engage sous la haie qui mériterait une bonne taille. Quelques oiseaux gazouillent, ils n'ont pas encore repéré ma présence. Mes moustaches s'agitent. Belle chasse en perspective. Mais un hurlement strident résonne soudain, les faisant fuir. Tapi sous les branchages, j'observe mon maître se relever en sursaut, se précipiter à l'intérieur, paniqué. Satisfait, j'observe de loin l'agitation qui règne.

    Tout en discrétion et en souplesse, je m'approche du jardin. Il a laissé ses outils un peu partout, et j'avance lentement : inutile de me blesser. Il vient de planter des poireaux. Je ne vois pas pourquoi ils devraient se faire des festins quand moi, je dois me contenter de croquettes. Qu'ils se régalent de nourriture déshydratée, et on en reparlera. Avec application, un par un, j'arrache les plants. Et pour faire bonne mesure, je fais mes besoins dans les vestiges de son rang de poireaux. Mon instinct supérieur me souffle de déguerpir. Non pas que je les craigne, attention, mais rien ne vaut la surprise. Alors je décampe. Et avec ma grâce toute féline, je m'installe à mon poste d'observation, dans les branches du cerisier, trois mètres plus haut. Je me délecte de son incompréhension. Un frisson de plaisir me parcourt quand je lis, sur son visage, qu'il comprend soudain. Il me cherche, jure et se lamente. Je me lèche le pelage avec application, fier de moi.

    Il ne tarde pas à me repérer, évidemment. Mes longs poils argentés ne se fondent pas dans la verdure. Mais il ne peut m'atteindre et doit se contenter d'imprécations et de vaines menaces au pied de l'arbre. Je le toise sans sourciller. Il est bien trop imbu de sa personne, bien trop sûr de sa supériorité pour accepter l'évidence : tout ça, ce n'est que de leur faute. Ils sont en vacances et passent la quasi-totalité de leur journée ici. Et pourtant, rien. A peine un regard quand ils versent ces ignobles croquettes dans ma gamelle. Pas une caresse, pas un mot pour moi, à moins de réclamer. Et c'est que j'ai ma fierté, moi ! Je devrais être le centre de l'attention. Ils devraient passer des heures à s'extasier devant mon pelage, devant la finesse de mon ossature, devant ma majesté. Tu parles ! Ils m'ignorent la plupart du temps ! Où est le respect dû à mon rang, moi, l'héritier de Bastet ? Où est la vénération dont ils devraient faire preuve ?

    Il s'impatiente, celui qui se prétend être mon maître, et c'est maintenant avec une fourche qu'il me menace. Je me redresse vivement. Sur mon dos, mes poils se hérissent. Je feule, je crache. Ce n'étaient que de sympathiques escarmouches. S'il veut la guerre, il va l'avoir. Je ne suis jamais à court d'imagination pour leur pourrir la vie. Mais elle arrive en courant et c'est après lui qu'elle en a. Et l'homme, vaincu cette fois encore, recule, la tête basse, et retourne à ses poireaux, fourche à la main.
    Elle prend une voix niaise pour s'adresser à moi et tente de me rassurer. Je n'ai pas eu peur, mais je rechigne à sauter dans ses bras. Je ne suis pas un chat facile, moi, et cet affront ne peut être lavé en quelques suppliques d'une banalité affligeante. Je me laisse finalement amadouer, après de longues minutes de monologue.

    A peine redescendu de l'arbre, elle me prend dans ses bras et me serre contre elle. Elle me parle à l'oreille, d'une voix douce et apaisante. Et sa main me caresse, flatte ma croupe, lisse mes poils. Elle s'installe dans le fauteuil à bascule, celui de la terrasse, et je reste tout contre elle, dans le vallon de sa poitrine, choyé, caressé, comme je devrais toujours l'être. Ils viennent de gagner un peu de répit. Ronronnant, les yeux mi-clos de bonheur, j'observe mon prétendu maître qui nous jette des regards noirs. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir inventer, la prochaine fois ?

     

     


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    La pente est douce, parsemée d'herbes folles et de colchiques en fleur. Elle chantonne doucement, souriant des paroles d'espérance qu'elle murmure. Dans les replis de sa longue jupe aux mille couleurs, quelques pièces marquent la mesure. Lyubo et Yoshka plaisantent, la suivant de peu, les bras chargés de provisions. Dans leurs dos, leurs biens les plus précieux ponctuent leurs rires : sémistrounnaïa et violon.

    Les villageois leur ont réservé bon accueil, heureux d'entendre cette musique qui réchauffe les cœurs après un hiver trop long et trop vigoureux. Ils ont chanté, joué et dansé, tous les trois, partageant un peu leur jovialité. Trois étrangers, à qui on aurait refermé la porte au nez, au crépuscule, et qu'on accuse bien volontiers du moindre larcin dès qu'ils approchent. Mais des étrangers qui annoncent la fin de l'hiver. Des étrangers qui apportent saveurs d'ailleurs et un peu de rêve dans ce monde impitoyable. Ils font rire les enfants et glissent des étoiles dans les yeux des femmes, alors on les accepte le temps qu'ils restent. Et, ma foi, s'ils restent trop...

    Au sommet de la colline, Zéliona s'immobilise, faisant taire le cliquetis de ses innombrables bracelets. Ses deux frères la rejoignent très vite, rendus inquiets par son geste. C'est que la jovialité, ils la donnent, mais rarement la reçoivent en retour. Qu'une bande de méfiants se soit attaquée à leur campement pendant qu'ils étaient au village ne serait guère surprenant. Ça ne serait pas la première fois. Non, les roulottes sont intactes et se sont même multipliées.

    C'est avec un grand cri de joie que la jeune femme dévale l'autre versant de la colline, ses longs cheveux noirs battant le rythme de sa course folle. Lyubo et Yoshka se regardent en souriant, eux aussi ont reconnu les peintures qui ornent les roulottes, et allongent leur foulée. Plus bas, dans le cercle formé par leurs habitations, d'autres cris répondent à Zéliona.

    Ils s'étaient séparés avant que le froid hivernal ne rende les sédentaires méfiants : en ces temps de famine, il est plus sage de les aborder en petit nombre. Mais la nature qui s'épanouit à mesure que se rallongent les jours sonne le glas de leur séparation. Lorsque les deux frères rejoignent Zéliona, les retrouvailles se fêtent déjà dans les rires.

    Ils sont cinq, ces amis qui les ont rejoint, perpétuant l'amitié que se vouaient leurs parents respectifs. Des hommes et des femmes épris de liberté, toujours en mouvement, ne vivant que du spectacle qu'ils offrent aux villageois revêches : jonglage, chants et ballades. Ils se connaissent, tous les huit, depuis leur plus tendre enfance. Ils n'ont pas besoin d'interrompre leurs retrouvailles pour s'affairer. Avant que le soleil n'aille se cacher derrière la colline, le dîner mijote au coin d'un grand feu qui crépite joyeusement, participant lui aussi à cette douce symphonie.

    Le ciel s'enflamme des lueurs du crépuscule. Le repas expédié, Lyubo s'installe sur une pierre couverte de lichen et les premiers accords de sa sémistrounnaïa interrompent les bavardages. Zéliona, allant et venant comme un papillon tournant autour d'une lumière, s'approche de Dezso, un large sourire illuminant son visage. Le jeune homme, les yeux brillant d'un éclat sauvage, lui prend tendrement la main qu'elle lui tend. Sa chemise blanche en lin et son pantalon noir sont un étrange contraste avec l'explosion de couleurs sur les vêtements de la jeune femme.

    Les voix s'élèvent, d'autres instruments ont rejoint la sémistrounnaïa pour célébrer le rassemblement. Tous ont les yeux rivés sur Zéliona qui, les yeux fermés, danse de toutes ses forces. Sa jupe virevolte, ses longs cheveux tourbillonnent autour d'elle. Dezso n'est pas en reste, mais plus en retenue. Elle est le feu follet, il est l'arbre solide. Elle est sensualité, il est la force tranquille. Les voix se font plus puissantes, les instruments s'accélèrent. Le rythme s'emballe. Ils sont enfin réunis. Ils dansent et ils chantent. Ils célèbrent leur retrouvailles. Ils célèbrent la vie.

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  • Deux corps qui se frôlent.
    Deux souffles saccadés qui s'unissent.
    A la lueur vacillante d'une bougie.

    Ils ne prononcent pas un mot, les gestes suffisent. L'obscurité est totale, si ce n'est cette bougie à la flamme vacillante.

    Des perles cuivrées de sueur sur leurs peaux.
    Des regards, brillants, avides, qui se rencontrent et qui refusent de se séparer.
    Deux sourires, tendres, doux, aimants, qui resplendissent. A la lueur vacillante d'une bougie.

    Une étreinte, brève mais si forte, dans l'intimité des ombres.
    Des murmures qui font s'emballer leurs coeurs.
    Des mains, qui refusent de se lâcher, de crainte que le rêve ne redevienne fade réalité.

    Si le Temps n'était pas qu'indifférence, il cesserait, là, à cet instant indicible, sa course folle. Il ralentirait, s'arrêterait, non pour les observer, mais pour leur accorder un peu de répit. Pour que cette flamme vacillante couve encore un peu leurs deux corps enlacés.

    Mais le Temps n'en a cure. La cire dégouline le long de la bougie, la flamme vacillante achève de consumer la mèche. La lueur n'est plus. Il faut y aller.

    Silence.

    Les vaines promesses seraient cruelles. Ils refusent d'abandonner l'autre. La séparation est torture. Dans le secret de cette alcôve, ils voudraient s'y réfugier toutes les nuits. Toujours. Fuir les autres et être heureux. Toute la volonté du monde n'est pas suffisante. Ils s'éloignent l'un de l'autre. Se rhabillent, dans le silence. Leurs lèvres s'effleurent une ultime fois.

    Ultime bonheur.

    La Nuit se fait témoin muet des deux silhouettes qui s'éloignent par un chemin opposé. Et elle pleure.


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    Le ciel a revêtu ses plus noirs nuages. Aucun souffle de vent ne vient troubler le vol des rapaces qui lancent leurs cris déchirants. Le calme avant la tempête.

    Landeythan est perché sur mon épaule et me prête ses yeux pour que je puisse assister au déploiement des forces. Sous ce ciel si obscur, ses plumes si noires ont pris des teintes bleutées. Le temps est venu.

    J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour retarder l'inéluctable. Pour éviter l'inévitable. Nos deux peuples doivent s'affronter, c'est écrit. Et nous ne vaincrons pas.

    Le regard perçant de Landeythan m'a permis de voir l'avancée des troupes ennemies. Ma magie m'a permis de gonfler les eaux de la rivière qu'ils devaient franchir et de rendre plus obscure la forêt qu'ils devaient traverser. Quand leurs éclaireurs ont été à découvert, mon arc les a abattu. Il en allait de notre survie. Mais on n'arrête pas la marche de l'espoir.

    Ils sont tous unis, faisant fi de leurs différends, pour lutter contre nous. Pour se débarrasser de la peur que nous leur inspirons. Pour anéantir notre peuple qu'ils jugent dangereux. Ils ont peut-être raison. Nous aurions pu vivre ensemble, pourtant.

    Je ne suis pas la seule à lutter mais ça ne suffira pas. Ils sont si nombreux... Quand l'un d'en nous déploie sa magie, ils sont cent, en face, à opposer leurs armes d'argent et d'acier. Leur but n'est pas de nous réduire à l'impuissance ou de nous bouter hors de nos terres. Ils veulent nous anéantir. Nous rayer de leur vie. Faire de nous des chimères du passé.

    Une marée humaine s'est massée devant notre royaume et ils n'hésitent pas un instant : l'ordre d'attaque résonne jusqu'en haut de la tour où je suis postée. Nous sommes si peu...
    La distance m'épargne les cris des blessés et le vacarme des épées. Mais le regard acéré de Landeythan ne perd rien des masques de souffrance, des rivières de sang qui coulent ni des regards qui s'éteignent. Mon peuple se meurt, coupable de sa magie.

    J'ai laissé mon arc, les minotaures et les amazones sont bien meilleurs pour les combats rapprochés. Les goules, les orcs et les trolls sont des adversaires redoutables. Mais ça ne suffira pas.
    Mes lèvres psalmodient sans répit les mots qui font douter, qui amplifient les peurs et qui ôtent tout courage. Je les vois hésiter, prêts à renoncer. Mais leur chef fait rugir sa voix et ils repartent de plus belle. Ma magie ne peut rien contre leur haine.

    La vague humaine a brisé nos défenses et s'éparpille déjà entre nos murs. D'autres mages, comme moi, tentent de les ralentir. Espérer les arrêter serait bien vain. Les hommes massacrent sans pitié les créatures magiques, se repaissant du sang comme nous nous ressourcions de la nature. Je les vois s'engouffrer dans les rues, prendre d'assaut les maisons. Bientôt, ils seront là. Je ne fuirai pas.

    Je suis épuisée. Lancer des sorts me demande beaucoup d'énergie mais je ne peux pas arrêter. La terre s'ouvre sous leurs pieds, des déluges leur tombent sur la tête. Les gobelins sont postés en embuscade mais ils ne font pas long feu. Massacrés jusqu'au dernier, ils n'arrêteront pas la marche des hommes.

    Je les vois s'engouffrer dans l'entrée de la tour où je suis postée. Je dégaine ma dague. Mon peuple a toujours appris les rudiments du maniement des armes. Nous avons toujours su que ce jour viendrait. Landeythan laisse échapper un cri angoissé. Ça ne suffira pas.

    En annihilant notre peuple, ils font disparaître la magie. Son temps est révolu. Regretterons-t-ils, un jour, leurs actes ? Subsisterons-nous dans les mémoires ? L'Histoire retiendra-t-elle le crime des hommes contre le peuple de la magie ? Je lutterai jusqu'à la mort pour la survie de notre peuple, mais ça ne suffira pas. J'entends leurs pas dans les escaliers. Ils arrivent.


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    Le principe de ce duel de plume, c'est d'écrire sur un thème donné, avec certaines restrictions.

    Thème:
    Les vampires.

    Restrictions:

    - Les mots bisounours, mouette et vodka doivent être utilisés dans le texte.
    - un lien musical en relation avec le texte doit être inséré.

     



    La jeune fille avance vaillamment entre les tombes, les bras serrés autour de la poitrine. La lune presque pleine projette ses rayons blafards et les stèles s'étirent en de longues ombres torturées. Des nappes de brouillard se lovent dans les creux, entre les caveaux et au pied des arbres. Mais elle avance courageusement, son bisounours gothique cliquetant à chaque mouvement de balancier de son sac à main. Elle s'est faite belle, pour son rendez-vous : talons hauts, leggins couleur chair, mini-short en faux cuir, et petit haut au décolleté qui fait plus que suggérer ses formes rembourrées à grand renfort de coton.

    Un hibou hulule, tout proche. Elle sursaute et, nerveusement, lisse sa chevelure impeccablement brushée. Elle s'est habillée trop léger et l'air frais la fait frissonner. A moins que ce ne soit l'appréhension. Ses yeux lourdement maquillés fouillent l'obscurité pour déchiffrer les inscriptions des stèles. Voilà. L'ultime demeure d'Oscar Wilde. Elle s'immobilise et tourne lentement sur elle-même. Elle est un peu en avance. Un nouveau frisson la parcourt, mais c'est un frisson d'excitation. Dans une poignée de minutes, elle va le rencontrer. C'est le rêve de sa vie. Le moment le plus important de sa jeune existence.

    C'est au hasard des forums de discussion et des amis Facebook qu'elle a fait sa connaissance. Le courant est tout de suite passé entre eux, et après d'exquises heures de tchat, elle a réussi à découvrir sa véritable identité. Louis, né en 1348, sauvé de la Peste par une créature de la nuit. Elle se souvient précisément de l'euphorie qu'elle a ressenti : elle rencontrait enfin un semblable d'Edward.
    Ils ont discuté encore de longues heures avant qu'elle n'ose lui proposer de se rejoindre au Père Lachaise. Elle a poussé un cri strident quand, après d'âpres négociations, elle est parvenue à le convaincre. Et maintenant, immobile devant une tombe, elle écoute sonner les douze coups de minuit en priant pour qu'il vienne.

    La brume s'agite soudain, ondule et danse. Et subitement, Louis apparaît. Tout de noir vêtu, costume et redingote, hormis une cravate de soie pourpre, il est majestueux. Certes, un peu plus petit que ce qu'elle imaginait, et ses cheveux noirs cachent une partie de son visage. Mais son port est altier, son teint pâle vierge de tout défaut. Il lui sourit gentiment, laissant deviner ses canines. Elle pousse de petits cris jubilatoires et se précipite vers lui. Il recule d'un pas et son regard serein l'immobilise à quelques centimètres de lui. Avec une douceur infinie, sans se départir de son sourire séduisant, il lui caresse la joue. Puis lui murmure à l'oreille :

    - Tu es splendide.

    Il s'écarte à nouveau et fait apparaître par magie deux coupes, magnifiquement ouvragées. Il lui en offre une avant de désigner la tombe d'un élégant geste de la main. Elle s'y précipite et, une fois assise, se trémousse en observant chacun de ses gestes. Une bouteille surgit dans sa main. Gracieusement, il les sert puis la dépose entre eux.

    - Puisse cet élixir rendre cette entrevue inoubliable.

    L'heure est solennelle. La jeune fille se retient de trépigner et essaie de prendre un air aussi distingué que Louis pour entrechoquer leurs coupes. Ses yeux pétillent de bonheur lorsqu'ils rencontrent ceux, graves et sensuels, du vampire. Quand elle trempe ses lèvres dans le nectar, elle lui trouve un surprenant goût d'alcool, mais n'en souffle pas un mot. Son regard reste rivé dans celui du beau Louis. Il chuchote des paroles incompréhensibles mais qu'elle sait être des compliments. Elle glousse de plaisir et termine sa coupe d'un trait.

    - C'est vraiment trop génial !

    Il la ressert tandis qu'elle s'extasie. Il la caresse du regard tandis qu'elle boit, parle, boit et parle. Les mots deviennent peu à peu hésitants, la prononciation hasardeuse. L'hypnose fonctionne. Elle boit encore et toujours ce merveilleux élixir nommé vodka. Elle n'a plus conscience de ce qu'il se passe autour d'elle. Elle ne parle plus, incapable de formuler ne serait-ce que son prénom.

    Louis fait apparaître une nouvelle bouteille, qu'il lui tend. La servir devient fastidieux. Le sort la pousse à boire, encore, directement au goulot, même si la soif l'a désertée depuis belle lurette. Et soudain, elle s'écroule, ivre morte, sur la sépulture du dandy arrogant. Louis ricane et balaie d'un geste négligent les coupes achetées dans un boui-boui d'adorateurs de vampires. Puis il se précipite sur la gorge de la soularde. Oubliées, la grâce et la prestance. C'est avec voracité qu'il déchire la chair tendre et s'abreuve de son sang fortement alcoolisé.

    - Mouahahahahaha !

    Le sang chaud, mêlé à la vodka, est comme un coup de fouet. Arrachant sa cravate et ses habits trop chics pour être confortables, il titube entre lui tombes en beuglant « C'est à boire, à boire, à boire, c'est à boire qu'il nous faut ! »

    Gloussant de son ivresse, il parcourt les tombes, invective les morts, blasphème à faire pâlir Satan en personne et crache sur les stèles. Il bondit sur les pierres tombales, improvise un concours de rots, faisant trembler les croix, et mime des gestes obscènes sur la dépouille de la jeune fille en braillant les paroles de la chanson.

    Il s'affale soudain dans l'herbe humide. L'ivresse a été aussi intense que courte. Le prix à payer, quand on est un vampire. Même plus capable de picoler un bon coup. Et ça, ces abrutis d'adorateurs, ils y pensent pas. Il éclate de rire, revivant chaque seconde de cette petite heure d'extase alcoolique. Quel pied !

    Il reste de longues minutes allongé, nu comme un ver, ressassant ces sublimes instants. Après tout le mal qu'il s'est donné pour attirer la gourde dans son piège... Il glousse en pensant qu'elle a bien été une gourde, dans tous les sens du terme. Il a joué avec elle, l'a manipulé pour la faire venir ici et la faire boire. Parce que boire le sang d'une personne ivre morte est le seul moyen de se prendre une cuite, pour lui, désormais. Et parce que ces moments d'ivresses valent toutes les supercheries du monde. Il se redresse enfin et ramasse gobelets et bouteilles. Le corps peut bien rester ici, de toute façon, il n'a plus besoin d'elle maintenant.

    Il se dirige d'une démarche chaloupée vers un caveau. De là, il extirpe un vieux sac, où il prend ses frusques habituelles, trouées et raides de crasse, puis il y jette bouteilles et coupes. Enfin, il va récupérer la machine à brouillard qui lui a coûté une petite fortune mais qui lui rend bien service pour créer les situations. Plus loin, il récupère l'iPod et les enceintes, où passent en boucle les hululements de hiboux. La prochaine fois, c'est décidé, ce sera des cris de mouettes. C'est vrai, quoi, c'est flippant, les cris de mouettes. On dirait des cris humains.
    Et ça tombe bien, parce qu'il est en train de jouer au vampire timide avec une idiote du littoral. Bientôt, il pourra revivre cette extase. Bientôt ! Et pour ça, franchement, être un vampire, c'est d'enfer.

     

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    C'est dans le cadre d'un RP que m'a pris la folle idée de ce p'tit bout de texte. C'est un RP un peu particulier, puisqu'il se fait en direct. Disons que c'est comme un tchat, mais que ce ne sont pas les joueurs qui s'expriment, mais les personnages qui prennent vie en direct. Le conte a donc été créé en direct, et je l'ai laissé tel quel : avec ses maladresses, ses fautes et ses trucs tout moche.

    Pour situer le contexte, les personnages sont en Bretagne, à Saint Pol de Léon, plus exactement, dans les années 1450. Les personnages sont sur la plage, autour d'un feu de joie, à la nuit tombée, et assistent, émerveillés, au spectacle offert par les troubadours. Mais je me tais, maintenant, car le conteur va prendre la parole.


    Les temps dont je vais vous parler sont si anciens que seule une poignée d'hommes et femmes de par le monde s'en souvient encore. A dire vrai, mes braves gens, cette histoire est si ancienne qu'elle est devenue légende...

    Elle était là, nichée entre les falaises, cette ville fortifiée dont les vagues venaient lécher les pieds des remparts. Un voile de brouillard ne la quittait jamais, la parant comme les femmes se parent de leurs plus beaux atours. Les habitants vivaient heureux de la pêche, des récoltes des champs avoisionnants. Il y avait toujours du passage, dans cette ville, car elle était réputée en Bretagne et même au delà. Les instruments jouaient nuit et jour pour faire danser les jeunes femmes et même les hommes. Cette ville, elle se situe juste à côté, entre Saint Pol et Triguier. Enfin... se situait.

    Il y avait, dans cette ville, une vieille femme. La vie ne l'avait pas gâtée, loin de là : son mari était parti pêcher en mer, mais n'en était jamais revenu. Ses enfants, elle les avait tous enterré, du moins, pour ceux dont on retrouva les corps. Maladie, disparition en mer, chute mortelle. Rien ne lui avait été épargné. Et pourtant, elle était toujours disponible, prête à aider quiconque viendrait lui demander de l'aide. Car elle avait été bénie par les Dieux à sa naissance, et elle avait un don. En vérité, je vous le dis, brave gens, elle avait un don formidable ! Elle connaissait toutes les plantes, tous les onguents et tous les breuvages qui pouvaient guérir. Et il lui suffisait de poser les mains sur la poitrine d'un enfant souffrant pour qu'il soit rétabli. Il lui suffit de masser le ventre d'une femme pleine pour que l'accouchement soit sans douleur. Elle savait soulager les douleurs d'un murmure, et pansé les plaies de telle manière qu'en quelques jours, il n'en restait plus aucune trace. Oui, tout le monde aimait cette vieille femme et personne ne l'oubliait jamais quand il la disette faisait rage. Elle trouvait toujours, sur le pas de sa porte, un présent, modeste ou généreux en fonction des possibilités de chacun.

    Et puis, un jour, ils sont arrivés.

    Ils allaient dans les villages et hameaux, dans les villes et dans les ports, apporter la bonne nouvelle. Bonne nouvelle, qu'ils disaient. Funeste nouvelle, je vous le dis.

    Oh, bien sûr, au début, ils faisaient profil bas. Vantaient les mérites de cette ville aux multiples facettes, envoûtante comme une tsigane en robe rouge qui danse autour du feu. Mais il fallait se méfier des apparences. Ils vinrent, et peu à peu, insinuèrent dans l'esprit des gens que les croyances des Bretons étaient hérésie. Que les Dieux qu'ils vénèraient n'étaient que chimères. Ils étaient fort habiles, je vous le jure ! Ils organisèrent d'immondes mises en scène, pour faire croire à tous aux miracles divins qu'ils prônaient. Ils flattaient les plus faibles, laissant les gens parler, douter, se convaincre les uns les autres. Ils proclamaient à qui voulait l'entendre, et à ceux qui ne le voulait pas aussi, d'ailleurs, qu'il n'existait qu'un seul Dieu. Un Dieu Unique, tout puissant.

    Et la vieille femme, dotée par les Dieux de pouvoirs exceptionnels, s'éleva contre ces mensonges. Elle lutta, avec des mots, avec des dons, pour prouver aux autres que les Dieux existaient, qu'ils n'étaient que des charlatans, des imposteurs. C'était une lutte féroce qui s'était engagée. Une lutte sans merci.
    Et toute la bonne foi de la vieille femme, tous ses talents furent bien faibles par rapport à la malice des étrangers. Et ceux qu'elle avait aidé, ces enfants qu'elle avait sauvé et ces vieux qu'elle avait soulagé de leurs douleurs se mirent à douter de sa parole. C'est pourquoi personne n'osa se révolter quand les étrangers décrétèrent qu'elle était hérétique, qu'elle affabulait et qu'elle était dangereuse. Et si certains protestèrent contre la décision, leurs murmures se perdirent dans les cris de la foule en colère.

    Personne n'empêcha les étrangers de dresser un bûcher sur la place. Personne n'osa se manisfester quand ils la ligotèrent au pieu. Et personne ne pipa mot quand ils enflammèrent les fagots de bois.

    Le visage de la vieille femme était serein, aussi surprenant que cela puisse paraître. Elle regardait les habitants se masser autour d'elle, ivres de colère, manipulés, et eu de la peine pour eux. Oui, elle avait de la peine pour ces êtres faibles pour qui les croyances se changent aussi facilement qu'une chemise. Elle avait de la peine pour ces esprits faibles qui ne se souvenaient que de ce qui les arrangeaient.
    Et ses croyances à elle lui assuraient de retrouver son mari, ses enfants, et tous ceux qu'elle avait aimé. Alors ... partir de ce monde hypocrite ne lui semblait pas si terrible...

    Mais la Déesse Airmed, fille du dieu-médecin Diancecht, qui avait pourvu la vieille femme de ses dons, s'indigna.
    Elle s'indigna d'avoir donné la vie, la santé, et l'espoir à de si viles créatures. Elle trembla de colère en voyant ces imposteurs monter ainsi les gens les uns contre les autres.

    De voile, le brouillard devint linceul. Puis il fut chassé par des pluies torrentielles, qui éteignirent le bûcher, ruisselèrent dans les ruelles en les transformant en rivières déchaînées. "Puis, un vent violent se leva. Si violent qu'il arracha les toits de chaume, les ardoises et les tuiles. Les vagues venaient s'écraser de plus en plus violemment contre les murs d'enceinte, projetant leurs embruns loin dans les terres.

    Et la ville fut engloutie par la mer, avalée par le courroux divin, et disparut à tout jamais. Nul ne revit jamais les étrangers, ni aucun habitant. Il se murmure que, parfois, leurs âmes errantes s'attaquent aux navires égarés. Mais j'ignore si c'est la vérité.
    Ce que je sais, par contre, avec certitude, c'est que cette histoire ne doit jamais être oubliée. Et qu'avant de renoncer à ce que vous croyez au plus profond de vous-même, réfléchissez et assurez-vous que personne ne cherche à vous manipuler.


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  • arbre-sous-la-neige.jpg

     

    Thème:
    L'Hiver.

    Restrictions:

    - Le mot Cookie doit apparaître trois fois dans le texte.
    - Les mots Hiver et Neige ne doivent pas être utilisés, mais l'un d'entre eux doit faire l'objet d'une description.

     

     

     

    Le silence est absolu. Presque. Seul le crépitement des flammes se fait entendre. D'un geste machinal, je tourne le volume de l'antique radio qui trône sur le plan de travail. Toujours du silence, quelque soit la fréquence. Je suppose que les antennes relais fonctionnent toujours, sinon, il y aurait des grésillements, non ? A moins qu'elles aussi aient abandonné.

    J'éteins la radio, économisant au maximum les piles. Un léger panache s'élève de la casserole posée devant le four à bois. Le lait est chaud. Un rapide coup d'œil m'apprend qu'il manque encore quelques minutes de cuisson aux cookies que je discerne dans la fournaise. Dire que mes amis et connaissances me ralliaient quand ils ont appris que je souhaitais m'installer dans cette vieille ferme, loin de tout. Les commerces sont trop éloignés, il n'y a rien à faire une fois la nuit tombée et il n'y a jamais personne. Le regrettent-ils désormais ? Peuvent-ils encore regretter quoique ce soit ?

    D'un geste sûr, je rajoute de généreuses cuillères de chocolat en poudre dans le bol de lait. Je le laisse près du four, pour qu'il conserve sa chaleur. Le temps que les cookies cuisent, je traverse la cuisine et m'engouffre dans ce qui fut, autrefois, l'écurie de la ferme, attenante au bâtiment principal et à laquelle on peut accéder de l'intérieur. Rhett se faufile entre mes jambes et se précipite dans le coin que je lui ai aménagé. Il n'aime pas plus cette situation que moi, mais nous n'avons pas le choix. Tandis que mon chien de berger se soulage, j'entasse les bûches de bois dans un panier, puis les ramène dans la cuisine. La paille souillée n'a pas la magie de l'herbe fraîche, aussi Rhett ne reste-t-il pas longtemps dans l'écurie avant de me rejoindre. Je ferme avec soulagement la porte qui mène à l'écurie, coupant l'arrivée d'air froid.

    Les cookies sont prêts, je les sors avec dextérité du four et les dispose dans une assiette. En me brûlant les doigts, j'en prends deux, que j'émiette soigneusement. Puis, rapidement, j'ouvre la fenêtre et dispose les miettes sur le rebord. Le thermomètre annonce moins vingt degrés. Je referme vivement les battants. Les oiseaux ne tarderont pas à venir. D'où, j'aimerais bien le savoir car je me demande bien comment ils peuvent survivre dans de telles conditions. Plus tard, ils auront des graines, mais je commence à les rationner. Qui sait combien de temps cette situation peut durer.

    Avec un soupir de plaisir, je m'affale enfin dans le large fauteuil qui fait face au four. Je le déplace souvent, celui-là. Le soir, il est devant la cheminée, que je n'allume que lorsque la nuit est tombée et que les braises meurent dans le four. Autant économiser le bois. Le bol de chocolat chaud et l'assiette de cookies sont posés juste à côté, sur la petite table. Rhett attend avec impatience que je déclenche les hostilités pour qu'il reçoive sa part. Mais mes pensées vagabondent.

    Nous sommes le 20 janvier aujourd'hui. Cinq jours depuis que la radio est muette. Les dernières informations que j'ai pu entendre parlaient du temps, évidemment. De Météo France, qui avait été complètement prise au dépourvu par cette tempête qu'elle estimait « anecdotique ». Ils n'avaient pris conscience de l'ampleur de l'évènement qu'à la tombée des premiers flocons. Les mots « tempête du siècle » et « fin du monde » étaient sur les lèvres de tous les journalistes. Les chiffres tombaient, tous différents, tous terrifiants. Je sais précisément à quelle hauteur la poudre blanche s'élève, devant chez moi. Elle atteint le rebord des fenêtres, soit près d'un mètre soixante. Même s'ils annonçaient des quantités moindre à Paris ou à Lyon, je sais qu'ils tablaient sur un mètre vingt minimum. Impossible de déblayer de telles quantités. Impossible pour le personnel de voirie de se rendre sur leu lieu de travail.

    Ça fait cinq jours également que la fée Électricité s'en est allée. Au soleil, sans doute. Garce. C'est à ce moment là que je me suis rendue compte à quel point j'en suis dépendante. Plus de lumière, évidemment. Mais plus d'eau non plus, puisque les canalisations sont dépendantes de l'électricité. Plus de chauffage, pour ceux qui ont des radiateurs. Plus de four, plus de télévision, plus d'ordinateur. Plus de téléphone ni d'internet. Je repense à mes amis, toujours avec leurs Iphone visés à l'oreille. Ils doivent se sentir bien seuls... s'ils ont survécu au froid de leurs appartement et à la faim. Car ils sont adeptes des courses rapides dans la supérette du coin. Ils ont toujours ri de ma manie d'engranger de la nourriture chez moi. Se mordent-ils les doigts maintenant ? Comment se distraient-ils sans télé ni internet ? Leur seule lecture se résume aux prospectus distribués chaque semaine. Je jette un regard reconnaissant à l'épais ouvrage qui m'attend, juste à côté des cookies. Plus tard.

    Je me lève et m'approche de la fenêtre. Les oiseaux sont venus, ont vu, ont vaincu. Des miettes, il ne reste plus aucune trace. Mon regard se porte sur l'horizon. Le manteau blanc a tout recouvert. Les barrières, les portails, les voitures, les rues. Ne reste plus que l'immensité immaculée qui a engloutit les buissons et les bancs publics. Un silence irréel s'est posé sur le village. Plus de circulation, plus d'avion, plus de musique en fond sonore. Même la ventilation s'est tue. Un silence mortel. La seule solution, c'est d'attendre le redoux. Que les milliards de flocons sonnent le repli et disparaissent dans les méandres de la terre. Alors nous pourrons faire un bilan, panser nos blessés et enterrer nos morts.

    Le gouvernement nous dira qu'il a tiré les leçons de cette crise majeure. Voudra nous faire croire qu'il peut dompter la nature comme on dompte un fauve. Certains les croiront. Ils auront besoin d'y croire. Météo France nous présentera ses excuses, nous promettra des moyens plus performants pour prévoir plus précisément le temps à venir. Ils oublient un peu trop vite qu'ils ne sont pas Dieu.

    Je secoue la tête, m'extirpe de mes pensées. Inutile de devenir plus cynique encore que je ne le suis déjà. Je détourne le regard de l'immensité blanche et retourne à mon fauteuil. Quelques cookies manquent dans l'assiette. Rhett est allongé au pied du four à bois, innocent comme l'agneau qui vient de naître. Je souris, ouvre mon livre et grignote un biscuit. Impossible de savoir jusqu'à quand va durer l'occupation, alors autant en profiter pour rattraper le retard de lecture, non ?


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