• Un cuisinier fou

    Ce texte est un duel, avec des contraintes un peu particulières, qui m'ont nettement gêné à l'écriture et ça doit se ressentir. Les contraintes, c'était ça :

     

    - le texte sera en prose et devra obligatoirement comporter au moins un dialogue
    - l'époque du texte doit être passée, ou renvoyer au passé (que celui-ci soit historique ou imaginaire, donc)
    - le texte devra comporter au moins une métaphore filée, une métonymie, une allégorie et une antithèse
    - insérer les termes : estuaire, révolution et pyrotechnique.

     

    Et je dois avouerque les effets de style m'ont donné du fil à retordre. J'espère que vous apprécierez tout de même cette histoire !

     

     

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    - Mais arrête ce massacre, bougre d'imbécile ! C'est pas vrai ! Qui m'a mis une telle bande de vauriens entre les pattes ? Lâche ça immédiatement avant de tout gâcher, abruti !

    Le commis se ramassa sur lui-même, lâchant précipitamment son couteau, et resta parfaitement immobile. Le Chef était d'humeur orageuse, et ce coup de tonnerre pouvait bien devenir foudre ravageant tout sur son passage s'il osait broncher. Un quintal de muscles, un cou de taureau, des mains comme des battoirs, une voix qui faisait trembler les murs et les commis, le Chef dissuadait toute tentative de pourparlers. Son visage rubicond à quelques centimètres seulement de celui de son aide, il tempêtait à qui mieux mieux :

    - C'est pourtant pas bien compliqué ! J'ai demandé de petits cubes de courge, de petits cubes. Pas des losanges, ni des billes, mais des cubes. Tu sais ce que c'est, un cube, espèce d'incapable ? Et je les ai demandé petits. Petits ! Les tiens ressemblent à des dés pipés dans un tripot ! On ne fait pas de la cuisine, ici, idiot. On crée de l'art. Nous sommes les cuisiniers du Roi et nous préparons un festin royal. Pas une tambouille infecte dans un bouge insalubre. Festin et spectacle pyrotechnique pour notre bon Roi Louis, en l'honneur de la naissance du dauphin. Et tu voudrais leur servir des losanges de courge gros comme un dé à coudre ! Ce festin doit rester dans toutes les mémoires. Il doit éblouir les convives, les faire chavirer d'extase, les faire défaillir de béatitude. Tout doit être parfait, absolument parfait, et ça vaut pour les cubes de courge !

    Il en avait les oreilles qui bourdonnaient, le commis, à force de se faire hurler dessus. Et il priait tous les saints qu'il connaissait de faire cesser la tourmente et de pouvoir reprendre le découpage de la courge en petits cubes, c'était bien noté. Mais les saints qui l’exaucèrent étaient d'humeur taquine, car le Chef s'interrompit à l'arrivée de son Second. Et si le Chef était un orage d'été, violent, bruyant et effrayant, le Second était un blizzard, glacial, mordant, et effrayant. Alors les deux réunis, c'était la promesse d'un remontage de bretelles phénoménal, de ceux qui restent dans la mémoire et qui font regretter d'avoir à se lever le matin pour aller en cuisine. Mais le miracle arriva, Dieu avait intercédé en sa faveur. D'un geste de la tête, le Second, petit et maigre, sec comme un coup de trique, au visage en lame de couteau, sans aucun regard pour le commis, fit comprendre à son supérieur qu'il souhaitait lui parler à l'écart des oreilles indiscrètes. Il aurait bien soupiré de soulagement, une fois le seul, le jeune commis, s'il n'avait redouté les yeux et les oreilles du Chef qui traînaient de partout. Il prit une grande respiration, ordonna à ses mains de cesser de trembler, et se mit au découpage des petits cube de courge.

    Un peu plus loin, entre tonneaux et jambons à sécher, mais toujours avec la cuisine en ligne de mire, le Chef et son Second parlaient. Pas à voix basse, non, le Chef en était parfaitement incapable, mais ils discutaient sereinement, d'égal à égal. Et c'était surtout le Second, qui annonçait :

    - J'ai mis mon meilleur homme sur l'armure, elle est parfaite. Dès que le coq sera bien rôti, il le couvrira des feuilles de laiton et papiers d'argent pour faire l'armure et le heaume. C'est lui qui installera le coq chevauchant le porcelet rôti, qui glissera la lance le long de l'aile, et c'est le maître d'hôtel qui s'occupera de la découpe devant les convives. Le paon est prêt, également, parfaitement cuit et recouvert de ses plumes. Ils ont travaillé avec savoir-faire, la queue forme une roue parfaite, et il semble réellement vivant. La broche de fer et l'étoupe sont en place, il n'y aura plus qu'à allumer au moment de l'amener à la salle du banquet pour que les invités aient l'impression qu'il crache du feu.
    - Tout avance parfaitement, donc.
    - Pas exactement, Chef.

    Le regard de braise du Chef croisa celui de glace de son Second, qui ne trembla pas. Depuis le temps qu'il le fréquentait, il avait appris à ne plus le craindre. Ce fut donc d'une voix assurée qu'il poursuivit :

    - Vous n'êtes pas sans savoir qu'on devait nous livrer les quartiers de baleine à l'aube, pour le ragoût. Mais la révolution gronde, Chef, et ce sont des centaines de personnes qui ont bloqué l'estuaire, empêchant les bateaux de pêche de regagner Paris. Nous n'aurons pas de baleine pour le festin, Chef.

    Il ne le craignait plus mais il se recula tout de même de quelques pas, la gorge nouée. Car ce genre de nouvelles, aucun vrai Chef au monde ne pouvait le prendre avec calme et sérénité. Sans surprise, l'explosion de colère fit vaciller les jambons suspendus, trembler les tonneaux d'hypocras, et se terrer la foule de commis qui s'affairait en cuisine. Il vociférait, le Chef, beuglait sa colère à s'en arracher les cordes vocales. Mais le Second restait stoïque, sachant qu'il allait se calmer, qu'il fallait bien trouver une solution, de toute façon. Sachant qu'il était le bloc de glace nécessaire pour équilibrer la lave bouillonnante. Ils avaient toujours travaillé de la sorte. Lave glacée et glace bouillonnante pour satisfaire l'exigence royale.


    - Nous ne trouverons pas de marsouin pour remplacer la baleine.
    - Non Chef. Il faut une autre solution.

    Le regard ardent du Chef balaya la cuisine, scrutant chaque commis, chaque petite main et chaque cuisinier, surveillant leurs gestes, cherchant désespérément une solution. Et puis, lentement, sur son visage rubicond, un sourire apparu. Un sourire glacial. Et d'une voix grondante comme le tonnerre, il déclara, les yeux rivés sur le commis préposé aux cubes de courge :

    - J'ai la solution pour le ragoût.

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