• Rivemorte, Chap.22

    - Je vous parle d'un temps où Rivemorte n'était qu'une humble bourgade. De maigres pieux faisaient office de remparts et les maisons étaient en boue et herbes séchées. Il n'y avait point de capitale, alors, et les clans se déchiraient pour quelques lopins de terre.
    Je vous parle d'un temps où l'idée même de s'unir dans un seul et même pays faisait rire aux larmes le plus cynique des hommes.
    Je vous parle d'un temps où la vie était terriblement difficile. Malgré leurs efforts, les paysans n'avaient jamais la certitude de passer l'hiver sans essuyer une famine meurtrière. Les brigands attaquaient les voyageurs, car nulle patrouille n'assurait leur sécurité. Les épidémies foudroyaient autant les vieillards que les jeunes. Dans les veillées, au coin de l'âtre fumant, se murmurait que la vie était plus facile dans les villes.

    C'est ainsi qu'ils sont arrivés, portés par l'espoir. Ils étaient à peine une poignée, vêtus de haillons et faméliques. Dans les bras d'une femme, un nourrisson hagard scrutait les alentours, n'ayant même plus la force de pleurer. Les gardes butaient sur leur nom, et le déformaient sans cesse.
    Avec entêtement, ils ont bâti leur propre chaumière, dont les murs étaient si fins qu'ils tremblaient au moindre vent. Les hommes ont offert leur force et leur endurance pour travailler dans les forges, dans les champs et dans les menuiseries. Les femmes, à l'abri des regards, ont perpétué leurs traditions et leurs savoirs. Car s'ils n'avaient aucune richesse matérielle, le don qu'ils cachaient valait mille trésors.

    Il s'apprenait de mère en fille et restait soigneusement tu : personne n'aurait pu comprendre qu'elles pouvaient donner vie aux objets et les commander. Oh, bien sûr, elles avaient essayé d'expliquer, de rassurer, mais l'ignorance apporte la méfiance. Et la méfiance entraînait bien souvent la mort à cette époque.
    Nul ne sait quel procédé elles utilisaient. Nous ignorons tout de ce don. Seules, les conséquences visibles peuvent nous aider à imaginer ce dont elles étaient capables.


    Le narrateur s'interrompt et recule lentement à l'arrière de la scène. Les autres musiciens arrivent, ainsi qu'une magnifique jeune femme, vêtue d'une robe rouge écarlate.
    Les instruments, dont Elland ignore jusqu'à leur nom, prennent vie sous les mains agiles des musiciens. La chanteuse s'avance, et d'une voix plus pure qu'un ruisseau de montagne, entame le chant. Un chant terriblement triste, narrant la vie de l'époque. Malgré lui, Elland sent son cœur se serrer à l'évocation de ce quotidien. Le conteur reprend sa place alors que la demoiselle s'efface, et poursuit son récit :

    - Pauvres, ils l'étaient assurément. Cette vie plus facile qu'ils avaient rêvée n'était pas au rendez-vous. Mais pour rien au monde ils ne seraient retourné dans leur campagne. Alors ils ont lutté, jour après jour, pour survivre jusqu'au lendemain.
    Jusqu'au jour où un vieil homme est venu en ville, surgit de nulle part. Lui aussi avait un don fabuleux mais il n'hésitait pas à s'en servir. Il allait de chaumières en taudis, offrant son don de guérison contre un repas. Peu à peu, la rumeur s'est répandue : un homme pouvait tout soigner, d'une petite entaille aux maladies les plus graves. Cet homme a connu un succès immense, tous accouraient pour l'inviter à visiter un parent souffrant. Ils ne comprenaient pas les incantations qu'il récitait, ils ignoraient la signification des marques qu'il traçait sur les corps pâles. Mais à vrai dire, ils s'en moquaient bien : ils souhaitaient uniquement la guérison.
    Alors d'autres se sont révélés au grand jour. Un homme, palefrenier de son état, qui parlait aux animaux et les apaisait. Une femme, belle comme une nuit d'été parsemée d'étoiles, chassait les mauvais esprits qui empoisonnent les rêves et menacent de faire basculer leurs victimes dans la folie. Une enfant, chétive et triste, pouvait prédire l'avenir proche.

    En ces temps difficiles, ces manifestations de magie rassuraient la population, quand bien même elles n'étaient parfois que supercheries. Des arnaques, il y en a eu, oui, sans aucun doute. Mais grâce à ces pionniers, la magie est entrée dans la vie quotidienne, comme échappée des contes de fées.
    Alors, les Clamadinis ont osé se révéler à leur tour. Les femmes enchantaient les outils, des balais aux marteaux, et leur donnaient une vie propre. Ainsi, le bûcheron pouvait prendre un peu de repos tandis que sa hache fendait du petit bois. Les femmes pouvaient s'occuper de leurs nouveaux-nés pendant que le balai nettoyait le sol. Le boucher pouvait servir ses clients pendant que son couteau désossait les carcasses.

    Dans leur grande sagesse, les femmes savaient que leur don attisait la facilité et la paresse. Elles avaient toujours pris garde à ne point en abuser, à enchanter les outils uniquement en cas de force majeure. Aussi sélectionnaient-elles soigneusement les bienheureux qui pouvaient prétendre à la possession d'un objet animé. Le but des enchantements n'était pas de leur faciliter la vie, mais de rendre leur enfer quotidien un peu plus supportable.


    La jeune chanteuse revient sur scène, et entourée des instruments mélodieux, entonne une comptine. Elle parle de ces hommes et femmes, à la vie difficile mais qui retrouvent l'espoir grâce aux objets animés. Elland connaissait cette comptine, car sa mère la chantait régulièrement à son petit frère, mais il ignorait qu'elle faisait référence aux Clamadinis. Alors, retombé en enfance, il fredonne à mi-voix cette chanson magnifique sans quitter la chanteuse des yeux. La mélodie prend fin trop rapidement et à nouveau, l'orateur reprend la parole :

    - Grâce aux dons, en nourriture ou en argent, des gens qu'ils aidaient, les Clamadinis ont pu quitter leur taudis, et s'installer dans une maison en dur. Au fil des années, les traditions se sont perpétuées, et leur aide s'est développée. Rivemorte s'agrandissait, repoussant sans cesse les maigres remparts pour laisser la place à de nouvelles chaumières. Les clans, enfin, se sont mis d'accord et les guerres ont cessé. Mais la paix n'a pas fait diminuer le nombres de personnes qui se pressaient devant la demeure des Clamadinis.

    Après quatre générations, le cours des événement a changé. Les femmes se sont habituées au confort qu'elles avaient, les hommes les pressaient d'accepter plus de commandes pour asseoir leur situation, pour agrandir la maison, pour acheter de nouveaux biens. Et peu à peu, insidieusement, les Clamadinis n'ont plus été aussi regardants. La cupidité a remplacé la méticulosité, souillant de ce fait la magie. Et ces objets, convaincus de leur utilité, qui se donnaient corps et âmes sans rechigner, ont repris leur liberté. Ils étaient toujours animés, bien sûr, mais ne se soucient plus réellement de leur propriétaire. Ils agissaient à leur guise. Ainsi, le balai a commencé par briser de la vaisselle, renverser des chaises ou éparpiller les détritus. La hache s'est mise à fendre le bois en copeaux, puis elle s'est attaquée aux outils du bucheron endormi. Quelques objets ont été retournés aux Clamadinis, mais les femmes ne se sont pas remises en cause, et ont enchanté d'autres objets pour satisfaire leurs clients.
    Alors le balai est devenu plus agressif. Il a chassé l'enfant capricieux, à grand renfort de coups de paille dans le derrière. Il a assommé la mère paresseuse. Il a balancé le foin dans l'âtre. La hache, elle, a pourchassé le bucheron, réveillé en sursaut, dans la forêt et jusque dans les villages qui la bordent. Ces enchantements, qui autrefois suscitaient l'envie, étaient devenus terrifiants. Les propriétaires les ramenaient au luxueux manoir des Clamadinis, à la fois effrayés et mécontents.

    Nul n'est à blâmer, dans cette histoire : ni les femmes trop conciliantes ni les hommes cupides, pas même les clients demandeurs. Car en vérité, les guérisseurs avaient fauté, eux aussi, et dépensaient autant leur magie dans les soins que dans l'embellissement des coquettes. Ceux qui prédisaient l'avenir avaient des intérêts dans les maisons de pari, et utilisaient leur don à des fins vénales.

    L'argent et l'orgueil des Hommes ont corrompu la magie. Alors elle les a abandonné. C'est pourquoi aujourd'hui, il ne reste nulle magie sur nos terres.
    La famille Clamadinis, ruinée, a dû fuir la population, terrorisée par leurs objets, qui pensait que les occire pourrait mettre un terme à l'enchantement. Ils sont exilés, dans un endroit connu d'eux seuls.
    Ainsi s'achève l'histoire de la famille Clamadinis, portée au sommet par la magie, annihilée par la cupidité.
    Ainsi s'achève mon récit, mes amis. Méditez-le, car ces faiblesses peuvent atteindre tout un chacun. Si vous les croisez un jour, ne leur jetez pas la première pierre, car qui sait si, dans leur situation, vous n'auriez pas réagit de la même manière ? Ce récit est terminé, mais ne partez pas maintenant, car Lucia va vous interpréter une ballade fabuleuse !


    Le temps d'un battement de cil, et la chanteuse a pris place sur scène. Autour d'elle, les musiciens s'installent dans un silence concentré. Les premières notes s'envolent, captivant le jeune voleur. Plus rien n'existe que cette voix et l'histoire qu'elle raconte.
    Il ne remet un pied dans la réalité que lors de la courte pause qu'elle prend pour boire un verre d'eau. C'est à ce moment là qu'il réalise la présence des deux gardes, tout proches de lui, qui le regardent avec insistance.

    « Rivemorte, Chap.21Les pirates, du rêve à la réalité »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :