• Rivemorte, Chap.60

    Ruelle (2)

     

    Le soleil est sur le point de se coucher quand ils sortent dans la rue. Un agréable fumet se répand dans l'air, remplaçant provisoirement les odeurs de la rue. Dans les appartements, les dîners sont préparés, faisant rentrer au bercail hommes et enfants. Les trois amis marchent de front dans les ruelles, dans un silence relatif. Puis Elland laisse parler sa curiosité :

    - Comment ça se fait que Thémus se laisse mener à la baguette comme ça ?
    - C'est une longue histoire …
    - Raconte-la Pèire !
    - Il y a quelques années, quand Thémus commençait à étendre ses affaires, ses rivaux ont voulu couper court à ses ambitions.
    - Il m'en a parlé, oui. Ils avaient enlevé un de ses proches. Il les a tous massacrés.
    - Exactement. Le proche en question était sa femme, Sélina. Sous ses airs de matronne se cache un cœur en or. Et ce qui est certain, c'est que les deux s'aiment profondément. Mais elle n'a pas vraiment apprécié de se faire enlever. Nul ne sait ce qu'elle a subit dans sa courte captivité, mais Thémus a dû se faire pardonner. Là encore, leurs négociations sont restées privées. Mais le résultat est là. S'il est l'un des plus puissants malandrin de la ville, il fait profil bas chez lui.
    - Mais … Il parvient à garder son autorité sur ses hommes ?
    - Ils ne le savent pas tous. Il n'invite que les plus intimes dans son arrière-boutique, car il sait qu'elle considère cette pièce comme son territoire. Mais s'il doit traiter avec une personne en qui il a moins confiance, il reste dans son atelier, ou va ailleurs. Et puis, sachant ce dont il est capable, personne n'oserait rire de lui.
    - Il m'a toujours accepté dans son arrière-boutique, pourtant il n'avait aucune raison de me faire confiance puisqu'il me connaissait à peine.
    - C'est ce que tu crois. Thémus garde un œil sur tous les voleurs de la ville. Il n'y a que très peu de choses qui lui échappent. Il te savait solitaire, Elland. Il savait également que tes petites combines ne perturberaient pas ses affaires. Et puis, sa femme ne se fait entendre qu'en soirée, la plupart du temps, lorsqu'il oublie d'aller manger, trop occupé à vider les fonds de bouteilles avec ses complices.
    - Et toi, tu as tout de suite été invité dans l'arrière-boutique ?
    - Ça, c'est une histoire encore plus longue, Elland. Et nous sommes arrivés à l'Hermine. Je te la raconterai une prochaine fois.

    Les trois hommes s'engouffrent dans la taverne. La serveuse s'affaire, sous l’œil vigilant de la cuisinière. Elland serait bien resté à la salle principale, pour boire une petite bière, mais le guérisseur veut s'occuper de sa plaie. Ils se rendent donc dans la petite chambre, à l'étage, qui tient lieu d'infirmerie. Tandis que le guérisseur s'affaire, Elland leur demande :

    - Vous croyez que la solution de Thémus fonctionnera ?
    - Nous n'avons pas vraiment le choix. Mais comme le disait Théoliste, si ça ne fonctionne pas, nous pourrons toujours le suivre quand il sortira de chez lui. Il sera bien obligé de nous parler.

    Théoliste, bien qu'il soit appliqué à étaler le baume sur la joue du voleur, rajoute :

    - Et au pire, s'il a vraiment engagé ces hommes pour vous attaquer, il doit y avoir des allées et venues autour de la demeure. Si on n'arrive pas à l'atteindre lui, on pourra toujours s'en prendre à ses hommes.

    Pèire et Elland échangent un regard puis sourient largement. Ils ont bien fait d'accepter Théoliste dans leur mission : s'il a une apparence débonnaire, il est parfaitement capable de se montrer aussi sournois que leurs adversaires. Et ses idées sont précieuses. Le voleur immobilisé, et les dents serrées pour ne pas manifester la douleur qui irradie sur tout son visage, c'est Pèire qui se charge de congratuler le guérisseur. Et se surenchérir, en proposant une surveillance accrue de tout le pâté de maison. Avisant la douleur manifeste de son patient, et sa pâleur, le guérisseur lui ordonne de se reposer une heure avant d'aller à la taverne.

    Pèire, lui, doit aller donner des consignes à ses employés. Théoliste le suit, sous prétexte de ramener un bouillon au blessé. Mais les grognements de son estomac qui résonnent dans la pièce depuis de longues minutes laissent à penser qu'il en profitera pour dîner. Elland les regarde partir puis s'allonge sur le lit. Maintenant qu'il est au calme, il ressent la douleur de la bataille de la veille. Tant de choses se sont passées depuis qu'il a l'impression qu'elle remonte à plusieurs semaines. Mais ils doivent agir vite, très vite, au risque de perdre la trace de Ménandre. Il imagine le chenapan, assis à côté du lit, en train de vanter ses exploits. Il le revoit, la mine soucieuse, à Picsuif. Avec un pincement au cœur, Elland réalise à quel point il tient à lui. Mais avant qu'il ne ressasse ses angoisses, il sombre dans le néant.

    Une tape sur l'épaule le réveille en sursaut. Il reste à demi-assis un long moment, les yeux grands ouverts, le souffle court, couvert de sueur, essayant de repousser les cauchemars qui ont assailli son peu de sommeil. Avec tact, Théoliste le laisse reprendre ses esprits avant de lui tendre le fameux bol de bouillon promis. Quelques miettes parsèment encore sa tunique mais Elland n'a pas le cœur à lui faire remarquer. Et pour l'heure, une seule question l'inquiète :


    - Quelle heure est-il ?
    - Nous sommes dans les temps. Tu n'as dormi qu'une petite heure. Prépare-toi, et nous serons tout juste à l'heure pour aller à la taverne.

    Passant une main lasse sur son visage, Elland acquiesce. Le bouillon est tiède, aussi l'avale-t-il d'une traite avant de se lever. Il se prépare rapidement, puis les deux hommes rejoignent Pèire, derrière le comptoir, qui s'affaire. En les voyant arriver, le tavernier lâche son torchon, laisse les chopes tranquilles et les rejoint à grandes enjambées.
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