• Une signature

    La porte grince d'une manière sinistre alors qu'il s'engouffre dans le tribunal. Ou peut-être est-ce un effet de son imagination ? Qu'importe, il ne s'y attarde pas et s'avance dans l'immense hall. Comme un automate, il s'avance vers l'accueil, où deux jeunes femmes tirées à quatre épingles s'affairent. Quelques minutes pour s'annoncer et s'entendre dire qu'il doit patienter dans la salle B12. Un simple hochement de tête, et l'homme s'y rend.

    Il s'est bien habillé pour l'occasion, pantalon de costume, à peine trop petit pour lui, et sa seule chemise. La cravate, il l'a emprunté à son père, mais le pauvre vieux ne risque plus de s'en plaindre maintenant qu'il mange les pissenlits par la racine. Il hausse légèrement les épaules alors qu'il s'avance dans le couloir : inutile de s'attarder là-dessus. Ses chaussures de ville neuves blessent ses talons, et il s'imagine avoir une démarche claudiquante. Qu'importe...

    Ah ! La salle B12 ! Il s'y aventure. Une dizaine de personnes au visage grave patiente en silence. L'homme ne prête aucune attention au décor glauque de la pièce, les affiches de propagande ne retiennent pas son intérêt. Machinalement, il cache ses mains de maçon sous le dossier qu'il a amené avec lui : elles font désordre dans ce lieu emprunt de solennité.

    Il n'a pas le choix. C'est ce qu'il se répète depuis des semaines. Il n'en dort plus la nuit et il ne cesse d'y penser en journée, mais il n'a pas le choix. Oui, c'est la meilleure solution... la seule en réalité. Sa mère ne peut plus s'occuper de toute la paperasse. Elle est même devenue incapable de faire un chèque. Satanée maladie. C'est l'âge, que disent les médecins, mais il voit bien, lui, que sa tête ne fonctionne plus très bien.

    Une jeune femme en tailleur s'avance et appelle son nom. Il se redresse en sursaut et la suit sans un regard pour ses compagnons d'attente. La secrétaire l'accompagne jusqu'à l'entrée d'un bureau et en ouvre l'imposante porte. Le maçon s'avance, mal-à-l'aise. Un petit bout de femme s'agite derrière un bureau aux dimensions démesurées. Elle ne porte pas de robe noire comme on en voit dans les films, et l'homme s'en étonne sans pour autant piper mot.

    Des dizaines et des dizaines de dossiers s'étalent sur toutes les surfaces planes, et c'est un miracle qu'il reste une place disponible pour le visiteur sur une chaise. Il s'y assoit du bout des fesses, le dos bien droit comme lui avait appris sa mère. La juge cherche un instant le dossier. La mort de son père, l'esprit de sa mère qui se met à vaciller juste après, comme si elle était un peu partie en même temps que lui, tout ça n'est qu'un numéro de dossier perdu au milieu de centaines d'autres. Chienne de vie.

    Il se sent être un enfant cruel et indigne, malgré ses quarante ans bien sonnés, alors que la juge des tutelles énumère les droits qu'il obtient en acceptant d'être l'administrateur légal. Ouverture d'un compte en banque, vente de meubles, conclure un bail. L'homme hoche la tête à mesure, comme assommé. Enfin, la juge, après s'être assurée qu'il n'a plus de questions, place un papier un face de lui. Il détaille chaque ligne, après tout, on n'appose pas sa griffe sur un contrat qu'on n'a pas lu, sa mère lui répétait tout le temps. La juge s'impatiente, mais il n'en rien pas compte : s'il n'est qu'un dossier pour elle, c'est une partie de sa vie qui bascule. Alors il prendra le temps qu'il faudra.

    Enfin, il se décide et prend entre ses doigt le stylo qu'elle a posé à côté de l'attestation. Sa main tremble alors qu'il approche le crayon du papier. Il inspire, et d'un geste vif, pose son paraphe. Prestement, la juge récupère les deux, et en quelques minutes, le fiche à la porte. Et lui, dans le couloir, il observe, un peu hébété, ce morceau de papier et les quelques traits de crayon qui marquent ainsi son accord. Il vient de renier à sa mère tout droit d'adulte.

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