• L'homosexualité

    d2456c1f.jpg

     

    Novossibirsk, avril 1938

    Les branches cinglent son visage et ses bottes usées martèlent le sol gelé. Dans son esprit tourne en boucle l'ultime injonction : Fuis !
    Sa poitrine est depuis longtemps devenue un brasier incandescent. Chacun de ses muscles hurle de douleur à chaque enjambée. Mais Mikhail fuit. Il ne se retourne pas, ne veut pas savoir à quel point ses poursuivants sont proches. Il court toujours, éperdument, désespérément.

    Fuis ! Dans ce cri, terreur et désespoir se mêlaient. Les hommes du NKVD, la police secrète, les cernaient. Ils avaient été surpris dans une situation pour le moins compromettante. Nier était inutile. Seraient-ils torturés pour donner le nom de leurs semblables ?

    Son pied bute sur une racine, et il s'étale de tout son long, déchirant par la même occasion son pantalon en toile usé. C'est la panique qui lui permet de se relever et de reprendre sa course folle. Dmitri s'est sacrifié pour lui laisser de temps de s'échapper, il n'a pas le droit d'échouer.

    Il l'avait rencontré dans un café. Leurs regards s'étaient croisés, et le temps s'était figé autour d'eux. Pour ne pas éveiller les soupçons, Mikail avait rompu le contact visuel et était allé s'assoir comme si de rien n'était. Les yeux bleus saisissants de cet homme, ses mèches folles aussi blondes qu'un champ de blé, son visage carré : tout s'était gravé irrémédiablement dans sa mémoire.

    Les cris des chiens lancés à sa poursuite envahissent les sous-bois. Ses foulées se font plus rapides. Le froid mordant ne le glace même plus. Il doit s'en sortir. Mais il est à bout de forces et il sait pertinemment qu'il ne tiendra plus longtemps. Son cœur bat follement dans sa poitrine. Il garde les yeux fixés droit devant lui, droit devant ce qu'il espère être son salut. Sa liberté. Sa survie.

    Après sa journée de labeur à l'usine métallurgique, quand le besoin de contact devenait irrépressible, il allait à la ville. Un parapluie sous le bras, il traquait du regard d'autres hommes affublés du même accessoire. Un regard appuyé, et ils se suivaient dans un endroit isolé. Toujours un lieu lugubre, inutilisé. Ils ne restaient que le temps de partager caresses et baisers. Puis ils se séparaient comme si de rien n'était, frustrés par cette relation fugitive et interdite.

    Le sol se dérobe soudain sous ses pieds. La chute lui paraît interminable. En une fraction de seconde, il comprend : l'escarpement qu'il pensait anodin, masque une rivière en crue. Le choc avec l'eau glaciale lui coupe le souffle. Fébrile, il bat des jambes et des bras pour retrouver la surface. Une goulée d'air polaire le fait hoqueter. Paniqué, il se débat et réussi à garder la tête hors de l'eau. Mais ses forces l'abandonnent. La fonte des neiges a grossi la rivière, et le courant est bien trop puissant pour qu'il puisse regagner le rivage. Pour préserver ses forces, il se met sur le dos, espérant que le courant l'entraîne jusqu'à la berge.

    Et puis, un soir de novembre, il avait croisé Dmitri, un parapluie sous le bras. Ils s'étaient cachés dans une gare désaffectée et s'étaient aimés à l'abri des regards. Leur étreinte avait été si bouleversante qu'ils avaient rompu le secret et s'étaient présentés. Les mains douces de son amant caressait ses cheveux presque ras, et pour la première de sa vie, le nez dans le cou de son amant, Mikail murmura des mots d'amour.

    L'eau glaciale rend insensible ses jambes et ses bras. C'est avec le même détachement qu'il analyse sa situation. Il est un ennemi du peuple et il en est conscient. Sa sexualité n'engendrera jamais le moindre enfant : il est contre-productif. Il est coupable du crime de perversion fasciste et sera envoyé aux camps du Goulag, d'où personne ne revient.
    Il a pourtant essayé de toutes ses forces d'être normal. Il s'est marié, même, il y a deux ans, alors qu'il venait tout juste de fêter ses vingt ans. C'est une gentille fille, douce et jolie. Mais il ne ressent rien pour elle. Il a lutté, avec l'énergie du désespoir, contre ces penchants contre-nature. Aussi vainement que sa lutte actuelle pour survivre.

    Ils se sont aimés avec la folie du désespoir, conscients que chaque instant ensemble pouvait être le dernier. Ils se sont retrouvés, de plus en plus souvent, incapables de passer de l'autre. Et par amour, Dmitri lui a laissé le temps de fuir, mettant sa propre vie entre les mains du NKVD. Puisse-t-il avoir une mort rapide.

    Son corps entre en contact avec la glace qui recouvre la rive. Il doit sortir de l'eau, se mettre à l'abri. Il n'arrive plus à se relever, ne ressent plus aucun de ses membres. Il doit se sécher, se réchauffer, sous peine de mourir de froid. Mais après tout, peut-être est-ce un sort enviable. La mort ici et maintenant, plutôt que dans l'enfer des camps... Il retrouverait Dmitri dans la mort, et ils resteraient ensemble sans se cacher, sans avoir peur. Et c'est le sourire aux lèvres, empli d'espoir, qu'il se laisse glisser dans l'inconscience.

    « Indiana Teller, Sophie Audouin-MamikonianRivemorte, Chap.61 »

  • Commentaires

    2
    Mardi 24 Mai 2011 à 07:29
    Blanche

    C'est court car écrit dans un contexte de duel de textes, donc on est plus ou moins obligé de faire court pour que les lecteurs aient envie de lire...

    Je suis très contente que ça te plaise ^^

    1
    Lundi 23 Mai 2011 à 22:53
    AnémoneC'est tout

    C'est un contexte très dur sur lequel tu as choisi d'écrire cette nouvelle.

    C'est d'autant plus triste à lire pour cette raison, et ça a deux fois plus d'impact également.

    C'est court et touchant de beauté!

    Tu as vraiment une façon d'écrire captivante et touchante.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :